La sphère répéta ce qu’elle venait de dire. Elle parla plus lentement cette fois, mais sans irritation aucune ni mépris. Sa voix était neutre, non accentuée, sans être dénuée de personnalité. Un peu comme si on avait pris pour modèle la voix d’un individu, et qu’on en avait effacé presque tous les particularismes et expressions.
Fassin l’écouta parler et dit :
— D’accord, oui, je comprends et j’approuve.
— Bien. Cette construction mentale de niveau supérieur est une projection de l’Administrate de la Mercatoria, niveau sous-ministériel, autorisée par l’Ascendance, la Division Technique et le navire Est-taun Zhiffir transporteur de portail. Elle est habilitée à paraître intelligente sans l’être réellement. Est-ce que vous comprenez ?
Fassin réfléchit quelques instants et décida que, oui, il comprenait. À peu près.
— Ouais, répondit-il en se demandant si la projection serait en mesure de comprendre son langage familier.
Apparemment, elle l’était.
— Bien. Voyant Fassin Taak, je vous affecte officiellement à l’Ocula de la Prévôté. Vous porterez le titre honorifique de…
— Attendez une minute ! s’exclama Fassin en sautant presque de son fauteuil. Qu’est-ce que vous venez de dire ?
— Vous porterez le titre honorifique de…
— Non, avant. Je suis affecté à quoi ?
— À l’Ocula de la Prévôté. Vous porterez le titre honorifique de…
— La Prévôté ? dit Fassin en luttant pour contrôler sa voix. L’ Ocula ?
— Correct.
La structure baroque des hautes sphères du pouvoir de cet Âge inspiré par la Culmina était intentionnellement labyrinthique. Elle tenait compte des aspirations et des limitations forcées d’au moins huit espèces majeures, d’un grand nombre de races Voyageuses et de diverses civilisations moins avancées (mais pas moins importantes) aux ambitions extrêmement variées. Son influence, dans la galaxie, était considérable. L’évocation de ses organisations et institutions inspirait le respect, voire la peur – du moins chez ceux qui en avaient déjà entendu parler.
La Prévôté en était certes l’exemple le moins extrême. Les gens la respectaient – bien que son rôle n’intéressât pas grand monde –, mais la craignaient fort peu. C’était un ordre, un corps paramilitaire de techniciens et de théoriciens chargés de ce qui, autrefois, s’appelait la Technologie de l’Information et de ce qui restait de la science des Intelligences Artificielles.
La Guerre des Machines avait balayé la vaste majorité des IA plus de sept millénaires auparavant, et la paix inspirée par la Culmina – une paix plus ou moins imposée par la force – avait été construite par un régime qui choisit d’interdire toute recherche sur la technologie des IA et encouragea ses citoyens à traquer et à détruire les rares vestiges éparpillés des anciennes Intelligences Artificielles. Organisée comme une armée et assise sur des dogmes religieux, la Prévôté avait la responsabilité de la gestion, de l’administration et de la maintenance des systèmes TI. Ceux-ci, de toute façon, étaient loin d’être suffisamment complexes pour pouvoir évoluer en IA – que ce soit par accident ou non –, mais demeuraient d’une aide précieuse.
L’ordre, bien plus craint, des Purificateurs de la Cessoria avait été constitué pour chasser et détruire aussi bien les IA que ceux qui essayaient d’en construire, qui protégeaient, abritaient ou aidaient de quelque manière que ce soit celles qui existaient encore. Mais cela n’avait pas empêché la création, au sein même de la Prévôté, d’une section secrète – l’Ocula –, dont les prérogatives, méthodes et principes recouvraient de manière significative ceux des Purificateurs, section que, pour une raison qui lui échappait totalement, Fassin était supposé intégrer.
— L’Ocula ? dit-il. Moi ? Vous en êtes sûr ?
— Absolument.
D’un point de vue technique, il n’avait pas le choix. Pour être autorisés à exercer leur profession, les Voyants avaient dû être officiellement reconnus comme faisant partie du Diversariat, organisation qui regroupait celles des corporations utiles à la Mercatoria qui n’entraient pas dans les subdivisions standards existantes. Les Voyants devaient donc se soumettre à la discipline et au contrôle de la Mercatoria et étaient forcés d’exécuter les ordres émis par les personnalités de rangs supérieurs.
Toutefois, cela n’arrivait pour ainsi dire jamais. Fassin en était persuadé : aucun membre de son Sept n’avait eu à exécuter un ordre venu d’en haut en temps de paix. En tout cas, pas dans les deux mille dernières années. Alors, pourquoi maintenant ? Pourquoi lui ?
— Puis-je continuer ? demanda la boule flottante. Ce briefing est de la plus haute importance.
— Oui, bien sûr. Mais j’aurais des questions à vous poser.
— Dans la mesure du possible et du prudent, il sera répondu à toutes vos questions.
Fassin s’interrogeait. Était-il vraiment forcé d’accepter ? Que risquait-il s’il désobéissait ? La rétrogradation ? Le bannissement ? La porte ? Être considéré comme un hors-la-loi ? La mort ?
— Je reprends là où j’en étais, dis le globe. Voyant Fassin Taak, vous êtes officiellement affecté à l’Ocula de la Prévôté. Vous êtes admis à titre provisoire et promu au rang de capitaine pour les questions de sécurité. Vos supérieurs ont cependant prévu quelques exceptions : au vu de votre ancienneté et de votre parcours, vous êtes promu au rang honorifique principal de commandant, au rang honorifique de général pour vous récompenser des services rendus, et au rang honorifique de maréchal afin de vous rendre prioritaire lors de vos déplacements. Cette construction mentale n’est pas en mesure de négocier ce qui vient d’être dit. Acceptez-vous votre nouvelle affectation ?
— Et si je disais non ?
— Des actions punitives seraient engagées. Contre vous, mais également contre le Sept Bantrabal et les Voyants Lents de ’glantine dans leur ensemble. Acceptez-vous l’intégralité de ce qui vient d’être dit ?
Fassin ferma la bouche. Cette vessie flottante, pleine de gaz lumineux, venait de les menacer, lui, son Sept, sa famille étendue, leurs serviteurs et employés, l’ensemble de sa corporation – laquelle était responsable des travaux les plus importants de toute cette lune –, l’un des trois ou quatre plus importants centres de recherches sur les Habitants ! C’était tellement exagéré, tellement disproportionné, que c’en était presque risible.
Il repensa à sa journée, essaya de replacer dans cette farce tout ce qui lui était arrivé, ses entretiens avec Slovius, avec Verpych, avec tous les acteurs de ce scénario. La conclusion de cette intrigue n’était guère plausible. Une projection de qualité supérieure provenant d’un vaisseau situé à une douzaine d’années-lumière de là venait de lui donner l’ordre de rejoindre une unité de renseignements au pouvoir prétendument sans limites, appartenant à une organisation dont, comme la plupart des gens, il ne savait presque rien, mais qui devait rendre des comptes à l’Administrate et aux Ingénieurs.
— Acceptez-vous l’intégralité de ce qui vient d’être dit ? répéta la sphère.
Ou alors, se dit Fassin, quelqu’un était-il en train de se moquer de son Sept ? Peut-être que personne n’avait compris qu’il s’agissait d’une vulgaire farce. Quelqu’un avait-il pu se donner la peine d’élaborer une mystification si réaliste dans le simple but de le ridiculiser, de lui faire peur ? S’était-il fâché avec quelqu’un qui disposait des ressources nécessaires à la réalisation d’un scénario de ce genre ? Eh bien…
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