* * *
Un bouton de senteur s’ouvrit dans la pièce sombre qui, quelques instants plus tard, s’emplit d’un parfum d’ orchidia noctisia , une odeur de synthèse qu’il associerait toujours à la Maison d’Automne. Il y avait très peu de mouvements d’air dans la salle, aussi le bouton devait-il flotter tout près de lui. Il souleva légèrement la tête et avisa une forme minuscule, pareille à une fleur en tissu translucide, suspendue dans les airs entre le lit et la desserte qui venait de leur apporter leur souper. Il reposa sa tête sur l’épaule de Jaal.
— Mmm ? fit-elle, somnolente.
— Tu as rencontré des amis en ville ? demanda Fassin en enroulant une mèche de cheveux dorés autour de son doigt et en humant le parfum de sa nuque brune.
Elle remua les hanches d’une manière appétissante et se colla contre lui. Il s’était retiré d’elle depuis quelque temps déjà, mais le souvenir de ce contact délicieux ne s’était pas encore estompé.
— Ree, Grey et Sa, répondit-elle mollement. On a fait du shopping. Après, on a retrouvé Djen et Sohn. Et Dayd, Dayd Eslaus. Oh, et Yoaz. Tu te souviens de Yoaz Irmin ?
Il lui mordit le cou. Elle tressaillit et couina.
— C’était il y a très longtemps, dit-il.
Elle lui caressa le flanc et les fesses.
— Je suis sûre qu’elle se souvient très, très bien de toi.
— Tu m’étonnes !
Cela lui valut une petite tape. Elle refit son fameux mouvement de hanches et se colla davantage contre lui. Fassin se demanda s’ils auraient le temps de faire l’amour une dernière fois avant qu’il parte.
Elle se retourna pour lui faire face. Jaal Tonderon avait le visage rond, large et tout juste beau. Depuis deux mille ans, les aHumains avaient plus ou moins le visage qu’ils souhaitaient. L’on sortait de la cuve avec les traits avenants qu’on avait choisis ou bien avec une face naturellement jolie. Ceux qui se complaisaient dans la laideur étaient des rebelles qui souhaitaient faire passer un message.
En cet Âge où tout un chacun pouvait être magnifique et/ou ressembler à un personnage historique (des lois interdisaient de copier trop précisément les traits des personnes encore vivantes), les visages et les corps réellement intéressants étaient ceux qui naviguaient à la limite du quelconque, voire de la laideur, tout en restant attirants. Les gens parlaient de visages à la chair agréable mais à l’extérieur ordinaire, de personnes ressemblant à de magnifiques tableaux réalistes et à des images vidéo ratées, de faces qui ne révélaient leur beauté que lorsqu’elles étaient animées ou bien réveillées par un sourire.
Jaal était née avec un visage – elle le disait elle-même – au rabais : peu harmonieux, patchwork de morceaux incompatibles. Toutefois, ceux qui la rencontraient pour la première fois ne pouvaient s’empêcher de la trouver terriblement attirante, grâce à une alchimie mystérieuse, au mariage heureux de sa physionomie, de sa personnalité et de ses expressions. Fassin, pour sa part, pensait que le visage de Jaal méritait encore de vieillir, que la jeune femme deviendrait encore plus belle d’ici à quelques années. C’était une des raisons pour lesquelles il l’avait demandée en mariage.
Ce mariage serait un succès, Fassin en était persuadé. Il promettait de durer pendant de longues années. Épouser une femme issue de la même caste que lui – héritière d’un des Septs les plus importants – aurait forcément des conséquences politiques – positives, en l’occurrence –, aussi était-il prudent et indispensable de tenir compte de cette longévité probable à l’avance.
Évidemment, l’avenir commun du Voyant Lent Fassin et de Jaal serait absolument – et non pas relativement – plus long que celui de leurs contemporains. Radicalement différent, aussi. Dans le temps ralenti des longues fouilles, les Voyants vieillissaient très lentement, et les quatorze siècles d’oncle Slovius (qui, fort heureusement, n’avait pas encore trépassé), devraient être relativement faciles à dépasser. Les époux seraient forcés de planifier leurs vies lentes et normales respectives, afin de ne pas se désynchroniser, émotionnellement parlant. La vieille tutrice de Fassin, Tchayan Olmey, avait justement connu ce genre de déconvenue, perdant à jamais son amour de jeunesse.
— Quelque chose ne va pas ? lui demanda Jaal.
— C’est juste cette histoire d’entrevue, répondit-il en jetant un coup d’œil à l’antique horloge, de l’autre côté de la pièce.
— À qui dois-tu parler ?
— Aucune idée.
Il lui avait vaguement parlé de son rendez-vous lorsque sa navette suborb s’était posée dans la vallée, où se trouvait l’astroport de la Maison. Mais la jeune femme était tellement occupée à lui faire part des derniers potins de la capitale – en particulier le scandale de la relation entre tante Feem et un jeune homme du Sept Khustrial – qu’elle n’avait pas pensé à lui demander des détails. Ensuite, elle s’était douchée, ils avaient mangé et s’étaient occupés d’affaires plus urgentes.
— Tu ne sais pas ? demanda-t-elle en plissant le front et en se tournant complètement vers lui, plaquant un sein chocolat contre son torse brun.
Décidément, se dit-il pour la énième fois, cette aréole plus pâle que la mamelle qui l’entourait lui faisait vraiment de l’effet.
— Oh, Fass, commença Jaal, d’un ton ennuyé. Ne me dis pas que c’est une fille ! Une domestique ? Dire que nous ne sommes même pas mariés !
Elle souriait. Il lui rendit son sourire.
— C’est une corvée à laquelle je ne peux pas échapper. Désolé.
— Tu ne sais vraiment pas ?
Elle bougea la tête, et ses cheveux blonds se déversèrent sur son épaule. Leurs caresses étaient à la hauteur de leur beauté.
— Vraiment.
Jaal fixait sa bouche avec intensité.
— Vraiment ?
Il se passa la langue sur les dents.
— Eh bien, je sais que ce n’est pas une fille, répondit-il comme elle continuait de regarder sa bouche. Bon, qu’est-ce que tu as à me regarder comme cela ? J’ai quelque chose dans la bouche ?
Elle rapprocha lentement ses lèvres des siennes.
— Non. Pas encore.
— Vous êtes Fassin Taak, Voyant du Sept Bantrabal, vous vivez sur ’glantine, lune de la géante gazeuse Nasqueron dans le système Ulubis ?
— Oui, c’est bien moi.
— Vous êtes physiquement présent et non pas un genre de projection ou de représentation ?
— Exact.
— Vous êtes toujours un Voyant Lent actif, vous vivez dans les Maisons saisonnières du Sept Bantrabal et travaillez sur la lune satellite Troisième Furie ?
— Oui, oui et oui.
— Bien. Fassin Taak, tout ce qui sera dit entre vous et cette construction mentale devra rester strictement confidentiel. De ce dialogue, vous ne révélerez que le strict minimum, que le contenu absolument nécessaire à l’accomplissement de la tâche qui vous sera confiée, à la réalisation des projets qu’on vous demandera de mettre en œuvre. Est-ce que vous avez bien compris, et est-ce que vous êtes d’accord ?
Fassin prit le temps de réfléchir. Pendant un instant, alors que la projection s’était mise à parler, il s’était dit que la boule lumineuse ressemblait à un être plasmatique (qu’il n’avait d’ailleurs jamais vu qu’en photos), et ce moment de distraction, cette courte absence l’avait empêché de saisir l’intégralité de ce qui venait d’être dit.
— En fait, non. Je suis désolé, je n’essaie pas d’être…
— Répétons…
Fassin se trouvait dans la salle d’audience principale de la Maison d’Automne, au dernier étage. Il s’agissait d’une vaste chambre au toit transparent particulièrement impressionnant, qui offrait une vision panoramique sur la vallée. Pour cette occasion spéciale, elle ne contenait qu’une chaise pour lui et un cylindre métallique courtaud, au-dessus duquel flottait une sphère de gaz lumineux. Un câble épais courait du tube jusqu’au centre de la pièce, où il disparaissait dans le sol.
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