Le Voehn prit quelque chose dans la poche de son uniforme et l’agita devant Y’sul, qui sursauta, s’agita un instant, les membres ramollis, les collerettes sensitives raidies.
— Warrgh ! fit-il.
Le commandant s’apprêtait à faire la même chose à Quercer & Janath, qui s’empressèrent de dire :
— Nous sommes déjà réveillés, mais merci quand même.
Le Voehn plissa les yeux, regarda longuement les jumeaux, puis recula pour examiner ses trois prisonniers. Les deux gardes en armure se placèrent de part et d’autre de l’endroit où était apparue la porte.
Le commandant se pencha légèrement en arrière, s’appuya sur ses pattes de derrière et sur sa queue, et croisa les bras.
— Allons droit au but ! Je suis le commandant Iniacah des forces spéciales de la Grande Flotte. Vous êtes à bord de mon ultravaisseau Protreptic. Vous êtes mes prisonniers. Nous savons pourquoi vous êtes ici, car nous attendions votre venue. En ce moment même, nous sommes en train de passer votre vaisseau au peigne fin pour y trouver d’éventuelles données cachées, mais nous avons peu d’espoir. Toutefois, nous avons carte blanche, ce qui signifie que nous pouvons faire ce que bon nous semble de vous. Évidemment, cette latitude ne sera pas mise à profit si vous acceptez de coopérer et de répondre honnêtement à nos questions. Bon !… Vous êtes les Habitants connus sous les noms d’Y’sul et de Quercer & Janath, et vous, vous êtes l’humain Fassin Taak, n’est-ce pas ?
Y’sul grogna.
— Salut, répondirent les capitaines voyageurs.
— C’est exact, dit Fassin.
Du coin de l’œil, il voyait Y’sul bouger, s’agiter comme s’il voulait sortir de sa prison. Oh ! non, ne fais pas cela, pensa-t-il. Il s’apprêtait justement à le dire lorsque…
— Putain, mais pour qui vous vous prenez, bande de merdeux ? beugla l’Habitant en se libérant du sac et en flottant au-dessus de son fauteuil.
Les deux gardes n’esquissèrent pas le moindre mouvement.
Le commandant, les bras toujours croisés, laissa l’Habitant venir tout près de lui, le dominer du haut de sa position.
— Qui êtes-vous pour attaquer notre vaisseau et nous prendre en otages ? Vous ne savez pas à qui vous avez affaire, ma parole !
— Retournez à votre place, dit l’officier sans hausser le ton.
— Oui, c’est probablement une bonne id…, commencèrent les jumeaux.
— Retournez donc sur votre putain de planète ! rugit Y’sul en tendant un membre articulé et en poussant le Voehn.
Le commandant sembla disparaître, devenir flou, comme si, depuis le début, il n’avait été qu’un hologramme, qui se dissolvait à présent en des millions de pixels, se transformait en un nuage gris parsemé d’éclats arc-en-ciel. Y’sul eut un frisson, puis fut projeté violemment contre la paroi, au-dessus de son fauteuil et de son brancard-prison abandonné. Il resta là un instant, avant de pivoter en arrière et de retomber mollement sur le sol, où il roula longuement sur le flanc comme une pièce jetée sur une table.
Le Voehn réapparut là où il était quelques instants plus tôt, imperturbable.
— Vous avez donc pris le parti de ne pas coopérer, dit-il d’une voix douce.
— Aïe ! se contenta de rétorquer Y’sul.
Il avait deux entailles à la carapace, une sur le bord de chaque disque. Il avait également une meurtrissure, peut être une fracture au moyeu. Il s’agissait de blessures graves, l’équivalent pour un humain d’un ou deux membres cassés et d’un traumatisme crânien. Fassin n’avait pas eu le temps de voir comment le Voehn avait frappé l’Habitant. Il aurait bien aimé pouvoir se repasser la scène au ralenti, mais les systèmes de son gazonef ne répondaient plus et n’avaient rien enregistré. Et merde, pensa-t-il. On va tous crever, et je suis le seul susceptible d’être torturé en bonne et due forme. Il imaginait qu’on pelait son appareil, qu’on l’arrachait à sa protection comme un vulgaire escargot…
Y’sul se redressa très lentement en tremblant. Il marmonnait quelque chose d’inintelligible.
Quercer & Janath se tournèrent pour le regarder, puis firent face à l’officier.
— Avec votre permission, monsieur…
— Oui ?
— Nous aimerions aider ce pauvre bougre.
— Je vous en prie.
Les capitaines voyageurs laissèrent leur brancard glisser sur le sol et rejoignirent l’Habitant blessé pour l’aider à se rasseoir. Y’sul continuait de parler, de baragouiner des paroles parfaitement incompréhensibles.
Avec un bruit comparable à un soupir, les jumeaux retournèrent à leur place en jetant un dernier regard à leur congénère, qui semblait avoir beaucoup de choses à dire.
— Nous ne sommes pas ici pour nous amuser, mais pour découvrir la vérité, annonça l’officier. Cette dernière pourrait vous sauver la vie. Sinon, vous courez à votre perte. Le Protreptic appartient aux forces spéciales des Purificateurs. Sa mission habituelle consiste à débusquer et à exterminer les anathématiques, ces obscénités communément appelées « IA ». Comme je vous l’ai déjà dit, nous avons carte blanche dans le cadre de cette mission. Nous avons tout pouvoir sur vous, aussi feriez-vous mieux de coopérer pleinement, sauf à vouloir souffrir inutilement… J’espère que vous avez compris tout ce que je viens de vous dire.
— Oui, tout à fait, répondirent Quercer & Janath.
Les jumeaux paraissaient légèrement agacés, comme si, au lieu du discours menaçant du Voehn, ils avaient écouté quelque chose de désagréable sur un lien radio interne.
L’instrument que le garde avait pointé sur les trois prisonniers et qui pendait à présent dans son dos devint rouge, jaune, puis se mit à cracher des étincelles. Le soldat réagit presque aussi vite que son supérieur, se retourna, se tordit, retira l’engin de son dos pour le jeter par terre, où il glissa jusqu’à une paroi en fumant.
Le commandant l’observa un instant, avant de toiser une nouvelle fois ses prisonniers.
— Très amusant, dit-il d’un ton léger. Qui a fait cela ?
Il fixa Fassin. Les deux gardes avaient brandi leurs armes. L’un visait l’humain, l’autre les Habitants.
— Ah ! nous plaidons coupables, avouèrent Quercer & Janath jovialement. Mais ce n’était rien du tout.
— Oui, regardez plutôt ceci.
La lumière diffuse qui sortait de toutes les parois s’intensifia brusquement, leur donnant à tous l’impression de flotter dans les flammes voraces d’une nova. C’était un peu comme si quelqu’un venait de les jeter dans un soleil. Fassin se surprit à glapir, tandis que les systèmes de protection de son gazonef se mettaient automatiquement en route.
Subitement, il se sentit extrêmement lourd.
Fassin voyait cette lumière – il aurait pu le jurer. Elle traversait la coque de son appareil, venait frapper ses paupières fermées. Trois détonations sourdes retentirent, résonnèrent dans la salle, firent trembler l’atmosphère. Au milieu de tout cela, il eut le temps d’ouvrir furtivement ses senseurs visuels pour les voir tous, formes noires et indistinctes suspendues dans la lumière. Des lignes écarlates très fines mais plus brillantes que le reste reliaient Quercer & Janath aux Voehns. Pendant un instant, il attendit, stupide, que les jumeaux explosent ou qu’ils soient projetés en arrière. Mais la grande forme circulaire ne bougea pas d’un millimètre, contrairement aux soldats, qui volaient dans tous les sens.
Soudain, le silence, les ténèbres. À nouveau aveugle. Fassin donna au gazonef la permission d’ouvrir l’équivalent d’une paupière, le temps de s’habituer. Il avait subi quelques dégâts, mais il n’était pas aveugle. Il fut surpris par la quantité de radiations infrarouges. Il en identifia la source. Les Voehns. Ils rougeoyaient. L’un des gardes était étendu, éventré, contre le mur, près de la porte d’entrée. L’autre, face contre terre, quatre membres arrachés, se trouvait à mi-chemin entre la porte et l’endroit où s’était tenu le commandant. Celui-ci se dirigeait d’un pas saccadé vers la silhouette imposante de Quercer & Janath. Un morceau de son crâne explosé pendillait mollement sur le côté de sa tête, se balançait au rythme de ses pas. Il leva les bras, fit quelques pas de plus vers les capitaines voyageurs et s’effondra sur le sol, se relâchant complètement, fondant comme un bonhomme de neige au soleil.
Читать дальше