— Il croit nous avoir, dit une voix qui aurait pu être celle des jumeaux.
Les entraves jaillirent du sol et s’enroulèrent autour de Fassin et d’un Y’sul toujours tremblant.
— Eh-eh ! s’exclamèrent Quercer & Janath.
La gravité apparente se mit à changer de façon erratique, comme le vaisseau basculait d’un vecteur à l’autre en l’espace d’une seconde. Cela eut pour effet de projeter le corps du commandant du sol au plafond et inversement une dizaine de fois. Alors, soudainement, celui-ci s’anima. Un tourbillon gris étêté se précipita sur Quercer & Janath à une vitesse incroyable.
Une fraction de seconde plus tard, tout mouvement cessa.
Le tableau : le commandant voehn suspendu par le cou au bout du bras tendu de Quercer & Janath.
— Oh, nous aurions dû en finir bien avant, dirent-ils d’un ton provocant, avant de briser net le cou du soldat.
Alors, deux rayons bleus et fins jaillirent de leurs disques, transpercèrent l’atmosphère brumeuse et taillèrent dans le corps animé de spasmes et de soubresauts. Bientôt, il ne leur resta presque plus rien à tenir. Les restes de l’officier tombèrent par terre en produisant un bruit humide et macabre.
— Ici le système de protection autonome du vaisseau ! cria une voix. Intégrité menacée ! Intégrité menacée ! Autodestruction dans…
— Oh ! lâchèrent Quercer & Janath d’un ton las. C’est pas vrai…
La voix venue de nulle part résonna à nouveau :
— Ici le système…
Silence.
— Bon ! il suffit.
— … Quoi ce bordel… ? marmonna Y’sul.
— J’allais poser la même question, dit Fassin.
— Ah ! fit l’un des jumeaux, satisfait. Vous êtes toujours avec nous.
— C’est un soulagement, ajouta l’autre.
— J’allais le dire.
Les entraves tombèrent, inertes, sur le sol.
— Ah ! par où commencer ?
— Les Voehns ne vont pas être contents.
— La Mercatoria non plus.
— Mais ce n’est pas notre faute.
— C’est l’autre qui a commencé.
Quercer & Janath s’éloignèrent de leur fauteuil, survolèrent les cadavres des soldats en prenant soin, au passage, de jeter leurs armes hors de leur portée, et s’arrêtèrent près de la porte.
— Non, sérieusement, que se passe-t-il ici ? demanda Fassin en regardant du coin de l’œil ce qui restait des trois soldats. Comment avez-vous fait cela ?
Les jumeaux étaient en train d’étudier la porte, qui persistait à refuser de s’ouvrir.
— Nous ne sommes pas un Habitant, répondit l’un d’entre eux sans se retourner, en examinant la paroi, là où aurait dû se trouver l’ouverture. Ah ! purement mécanique. C’est ennuyeux…
— Monsieur Taak, voudriez-vous vous occuper d’Y’sul, s’il vous plaît ?
Fassin se souleva de son fauteuil, flotta jusqu’à son ami Habitant et sortit son bras manipulateur droit.
— Pas b’soin qu’on s’occupe de moi, baragouina Y’sul en repoussant le bras mécanique et en soupirant.
— Alors, qu’est-ce que vous êtes ? demanda Fassin.
— Une IA, monsieur Taak, répondit la créature en continuant d’examiner la paroi.
Quoi ? pensa-t-il.
— Deux IA, en fait.
Une IA ? Deux putains d’IA ? On est mort…
— Effectivement, deux IA.
— Cela nous permet de préserver notre santé mentale.
— Et plus encore.
— Parle pour toi.
— Hum, oui, tu as peut-être raison.
Y’sul grogna et fut secoué de tremblements spasmodiques. Sa collerette sensitive s’agita. Il regarda autour de lui.
— Merde, on est encore ici ? Putain ! s’exclama-t-il en apercevant les cadavres des Voehns. Vous les voyez aussi ? demanda-t-il en se retournant ostensiblement vers Fassin.
— Oh ! oui, répondit celui-ci. Donc, reprit-il en se retournant vers Quercer & Janath, vous êtes une IA ? Ou plutôt deux IA ?
Il sentit ses poils se dresser sous le gel protecteur. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Il avait été élevé dans la croyance que les IA étaient les plus dangereux, les plus horribles, les plus terribles ennemis que l’humanité ait jamais eus. Une partie de lui-même, vulnérable et profondément enfouie, était persuadée que la promiscuité avec une chose si abjecte était forcément synonyme de mort atroce, de souffrances terribles.
— C’est exact, répondirent Quercer & Janath d’un air absent. Et nous venons tout juste de prendre les commandes de ce navire.
— En revanche, on ne peut pas sortir de cette saloperie de salle.
— Cabine. On ne peut pas sortir de cette saloperie de cabine.
— Peu importe.
— C’est ennuyeux. Son fonctionnement est purement…
— … mécanique. Oui, tu l’as déjà dit.
— Ah ! nous y voilà.
La créature donna un coup sur la paroi. Puis un autre. La porte apparut et s’ouvrit comme un iris sur un couloir court et une autre porte.
Quercer & Janath se retournèrent pour faire face à l’Habitant et à l’humain dans son gazonef.
— Messieurs, nous allons devoir vous laisser ici pendant quelque temps.
— Vous rigolez ? s’exclama Y’sul. Vous voulez jouer aux héros, c’est cela ? On vient avec vous. Enfin, sauf si on nous a tendu une embuscade derrière cette porte, évidemment.
Quercer & Janath flottèrent de haut en bas en riant.
— De l’autre côté de cette porte, il y a le vide, Y’sul.
— Et beaucoup de Voehns désorientés et très en colère.
L’Habitant blessé ne dit rien pendant quelques secondes.
— J’avais oublié, admit-il en haussant les roues. Bon ! d’accord, mais ne tardez pas trop.
* * *
Saluus Kehar se réveilla terrorisé et confus, persuadé de n’avoir pas eu un sommeil ordinaire. Il avait dormi, certes, mais il y avait autre chose. Quelque chose de plus sale et désordonné. Il avait mal à la tête, alors qu’il ne se rappelait pas avoir bu la veille. Il avait assisté à un dîner légèrement ennuyeux et déprimant avec les gens de l’ambassade, avait eu une discussion stérile avec le général Thovin et pris un peu de bon temps avec Liss. Puis il avait dormi. C’était tout, n’est-ce pas ? Il ne croyait pas avoir bu des quantités astronomiques d’alcool. Dans ce cas, pourquoi avait-il autant de mal à ouvrir les yeux ?
Car, oui, ses paupières lui paraissaient peser des tonnes. Il essaya encore et encore, en vain. Aucune lumière ne les traversait. Et puis, quelque chose clochait avec sa respiration. Il ne respirait pas ! Il tenta de remplir ses poumons d’air, mais n’y parvint pas. Il se mit à paniquer. Il voulut bouger son corps, porter ses mains à son visage, à ses yeux, vérifier qu’il n’y avait rien au-dessus de lui, mais c’était impossible – il était comme paralysé.
Son cœur battait la chamade dans sa poitrine. Une sensation terrible se tortillait dans ses entrailles, comme s’il était sur le point de se vider par tous les côtés.
— Monsieur Kehar ?
La voix n’entra pas par ses oreilles. Elle était virtuelle, transmise par la pensée. Il était donc dans une sorte d’environnement artificiel. Au moins cela expliquait-il un peu l’étrangeté de la situation. Il devait avoir été interné pour subir un rajeunissement. Il était donc inconscient, à l’abri d’une clinique qui lui appartenait probablement. Ils devaient juste s’être trompés dans la procédure de réveil, avaient sans doute mal lu son monitoring. Un soupçon d’analgésique, quelques stupéfiants, un peu d’antipanique… un cocktail relativement simple à préparer pour une clinique digne de ce nom. Et pourtant, ils avaient quand même commis une erreur. Il allait devoir sévir.
Sauf qu’il n’avait pas rendez-vous. Il avait même fait annuler un check-up à cause de l’état d’urgence. Non, il n’était pas supposé être hospitalisé.
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