— Il n’y a pas de quoi, dit Y’sul, satisfait, en regardant Fassin du coin de l’œil. Qu’est-ce qu’il y a ?
L’homme détourna le regard. Ils passaient devant des corps étalés contre les parois du tunnel, des cadavres à l’aspect minéral.
— Des Palonnes et des Ossiles, leur expliqua leur guide. Victimes d’un genre de virus calcificateur.
— Fascinant, dit Y’sul. Sommes-nous proches de Leisicrofe ?
L’Ythyn examina un moniteur fixé à son aile repliée.
— Encore quelques centaines de mètres.
— À propos, que fait-il ici ? demanda l’Habitant.
— Ce qu’il fait ?
— Eh bien, oui, je suppose qu’il vous étudie, non ?
— Pas vraiment. Pas du tout, même…, répondit l’officier, gêné. Comment dire…
Fassin et Y’sul échangèrent un regard.
— Vous n’êtes pas en train de nous dire qu’il est mort ? demanda l’humain.
— Si. Évidemment. Vous êtes à bord d’un vaisseau sépulcral, messieurs. Je pensais que vous vouliez juste voir le corps.
* * *
La nouvelle tomba alors qu’elle était endormie. Taince regarda donc un enregistrement vieux d’une heure montrant les pointillés bleus de la flotte d’invasion en provenance d’E-5 en train de ralentir à l’approche du système Ulubis. Il leur faudrait encore trois mois pour arriver à destination. La Grande Flotte, elle, était à quatre bons mois d’Ulubis, en comptant la décélération brutale qui devrait commencer dans environ quatre-vingts jours. La façon dont les envahisseurs avaient freiné était déjà une source d’informations notable.
Premièrement, la flotte devait être très importante – mille vaisseaux ou plus, à moins que les signatures des réacteurs soient imitées d’une manière exotique et mystérieuse. Deuxièmement, quatre-vingt-quinze pour cent des appareils étaient groupés, et seules quelques dizaines d’engins plus petits étaient dispersées à l’avant. Évidemment, il pourrait y avoir d’autres vaisseaux en queue de peloton, mais c’était peu probable. La taille, la définition, la fréquence des signatures laissées par les réacteurs trahissaient une technologie relativement lente et plutôt ancienne. En somme, cela signifiait que les vaisseaux de la Grande Flotte – exception faite des plus petits – devraient être en mesure de prendre le dessus sur leurs adversaires – sauf sur les plus gros d’entre eux –, et que les autres devraient pouvoir leur échapper (ce qui n’était pas réellement une solution quand on n’avait nulle part où aller).
Il y avait un monstre au milieu de cette flotte, un vaisseau géant, probablement un engin de commandement destiné à atterrir, un transport de troupes et de matériel, un engin de soutien. Au moins un milliard de tonnes, des kilomètres d’envergure, certainement très lourdement blindé, armé et escorté. Toutefois, ce vaisseau constituait aussi une cible de premier rang, une pièce maîtresse qui, si elle était détruite, endommagée ou prise, pourrait décider de l’issue de la bataille. Une cible aussi énorme nécessitait une protection rapprochée importante, qui ne manquerait pas d’affaiblir le reste de la flotte, de limiter ses possibilités de manœuvres et de rendre particulièrement difficile un éventuel regroupement.
Les tacticiens s’en donnaient à cœur joie et qualifiaient ce dinosaure d’accessoire encombrant. Ils avaient déjà accroché une plaque marquée : « Idiot à bord ! » autour du cou du chef des envahisseurs. Toutes les espèces Voyageuses avaient appris – le plus souvent à leurs dépens – que les gros vaisseaux étaient inefficaces, qu’au mieux ils ne servaient qu’à impressionner les indigènes crédules. Flexibilité, manœuvrabilité, facteur de risque, distribution de la résistance aux dommages inhérents, analyse et contrôle des détonations… Voilà – entre autres concepts abscons – ce qui comptait dans la guerre spatiale moderne. Guerre dans laquelle les gros, les très gros vaisseaux n’avaient plus leur place.
Les tacticiens semblaient parler une autre langue. Ils étaient très excités et clignaient tout le temps des yeux.
— Un point fort qui est en réalité un énorme point faible, avait suggéré Taince durant un briefing.
— Oui, c’est une définition alternative viable, avait répondu l’un d’entre eux après quelques secondes de silence.
Une semaine plus tôt à peine, il n’y avait rien à signaler dans le ciel.
Les envahisseurs arrivaient avec un peu de retard, tandis que la Grande Flotte avait de l’avance sur le planning annoncé. Ce qui était délibéré, évidemment. L’ennemi avait des espions dans le système et devait être au courant de l’arrivée imminente d’un adversaire à sa mesure. Il convenait donc de le surprendre, afin de ne pas trop lui faciliter la tâche. Qu’il continue de croire qu’il a le temps, ainsi, il ne sera pas tout à fait prêt lorsque la bataille commencera.
Frapper. Il fallait frapper fort. C’était l’une des expressions favorites de l’amiral Kisipt. L’officier la connaissait dans de nombreuses langues différentes, y compris en Englais terrien. Il convenait donc d’être prêt à frapper l’ennemi à tout moment. Avec célérité, fermeté et force.
Taince, pour sa part, avait été frappée par la beauté d’un jeune officier ; sentiment réciproque, qui avait débouché sur une relation étrange, un type de lutte ou de corps à corps, peu martial.
L’horloge continuait son décompte. Bientôt, ils devraient tous retourner dans la solitude de leur cabine individuelle, tandis que le vaisseau entamerait sa décélération afin d’arriver aux portes du système Ulubis à temps pour la bataille.
* * *
Le Rovruetz , le vaisseau sépulcral de Cineropolis, tournait très lentement sous le Velpin tout en se dirigeant vers son système cible et une moisson prometteuse. Le Velpin , tous les senseurs en éveil, était positionné au-dessus de la face externe de la roue. Fassin et Y’sul étaient de retour à bord. On leur avait montré le corps sans vie de Leisicrofe, pris dans la glace d’un large couloir sombre en compagnie d’une demi-douzaine d’Habitants décédés.
— Parfaitement préservé, comme vous pouvez le voir, avait fait remarquer le Neuvième Lapidaire. J’espère que cet emplacement vous semble approprié, avait ajouté l’officier Ythyn, encore sous le choc du malentendu concernant le motif de leur visite.
— Donc, il est mort ? avait demandé Y’sul.
— Oui, très soudainement, semble-t-il. Nous l’avons trouvé, qui dérivait avec son scaphandre quelques jours seulement après son arrivée. Il avait émis le souhait de cartographier ces couloirs, de noter l’emplacement des différents groupes et espèces. Nous n’y voyions aucun inconvénient.
Comme il n’était pas permis d’utiliser des réacteurs à l’intérieur du vaisseau sépulcral, Y’sul avançait en se propulsant à l’aide de ses bras articulés. Une manœuvre maladroite l’avait projeté juste à côté du cadavre quasi nu, puisque seul un carré de tissu lui dissimulait le moyeu.
— Franchement, je ne peux pas dire s’il s’agit de Leisicrofe ou pas, avait dit l’Habitant. Mais c’est un congénère, probablement de Nasqueron. Je puis également assurer qu’il est mort…
— Aucun signe de… quelque chose ?
Y’sul avait inspecté le corps en l’inondant de lumière et en mettant à profit ses radars. Puis il avait soulevé le carré de tissu qui couvrait le moyeu de la victime, l’avait secoué vigoureusement, avant de le remettre en place et d’examiner l’arrière du cadavre, là où il était collé à la glace, juste au moment où Fassin s’attendait à ce que leur hôte émette une objection.
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