— Vous êtes les bienvenus, leur envoya l’officier.
Son signal était plat et totalement inaccentué, précédé uniquement par des marques de tristesse et de révérence.
— Vous êtes monsieur Taak et vous monsieur Y’sul, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Oui, répondit l’humain.
— Je me présente : je suis le Neuvième Lapidaire Réceptionneur. Mais vous pouvez m’appeler Neuvième ou Lapidaire. Dites-moi, messieurs, savez-vous ce qu’il adviendra de vos dépouilles après votre mort ? Avez-vous déjà pris vos dispositions ?
Les Ythyns ramassaient les morts depuis un bon milliard d’années. C’était une épouvantable malédiction, la conséquence d’une défaite très ancienne. Ils avaient perdu leur empire, leurs planètes, leurs Habitats majeurs, la plupart de leurs vaisseaux, et ils s’étaient perdus eux-mêmes en se lançant dans un vaste programme de rectification génétique, qui les fit lentement abandonner leur statut de petites créatures rondes et intellectuelles pour celui d’êtres étranges excessivement obsédés par la mort.
La cruauté et la malignité de leurs adversaires avaient résidé dans la mise à jour d’une faiblesse congénitale latente chez les Ythyns. De fait, ceux-ci avaient toujours été un peu plus fascinés par la mort que les autres espèces de leur groupe. Toutefois, leurs penchants ne sortaient pas du cadre de la normalité et n’étaient pas marqués au point de les caractériser complètement. Leurs ennemis s’étaient contentés d’altérer leur psyché et de les aider à devenir ces créatures morbides ; les Ythyns avaient entrepris seuls de bouleverser leur physionomie, de devenir étrangers à eux-mêmes. Il n’y avait aucun projet artistique derrière cette idée. Ils avaient juste modifié leur corps de manière à l’adapter à leur passion nouvelle et bizarre, à l’environnement dans lequel ils évolueraient exclusivement. Ceux qui avaient refusé de se soumettre à ce nouveau mode de vie furent tués ou chassés, ou forcés de subir un traitement, auquel ils furent nombreux à mettre un terme prématurément en se suicidant.
Les survivants devinrent des créatures errantes, formèrent l’une de ces espèces – il y en avait des dizaines – privées de patrie. Ils construisirent des vaisseaux sombres et froids, rassemblèrent d’énormes banques de données et bibliothèques qui traitaient de leur sujet de prédilection : la mort. Ils hantaient les champs de bataille, les lieux où avaient été perpétrés des massacres, où s’étaient produites de grandes catastrophes. Rapidement, ils en vinrent à collecter les corps non réclamés, à les stocker tels qu’ils les trouvaient dans leurs navires sans atmosphère. Ils faisaient ainsi le tour de la galaxie, dessinaient une spirale infinie. Trop gros pour emprunter des trous de ver, trop froid pour se rapprocher des étoiles, le vaisseau sépulcral dépendait de navires plus petits, qui se chargeaient à sa place de la récolte des morts. Toutefois, les Propylées dont dépendaient les portails de la Mercatoria ne travaillaient pas gratuitement, aussi, par manque d’argent, les vaisseaux des Ythyns n’avaient que rarement l’occasion d’emprunter le réseau mercatorial.
Ils gardaient également les navires qui contenaient les morts – notamment ceux des gens qui choisissaient de venir mourir ici. Pour la plupart, il s’agissait de coques rouillées, d’épaves inutiles arrivées en fin de vie, des épaves néanmoins sacrées pour les Ythyns. De temps à autre – extrêmement rarement, en fait –, il arrivait qu’une société leur fasse une donation, un legs. Quand ils en avaient les moyens, lorsque cela en valait la peine, qu’il y avait de nombreux corps à récupérer de l’autre côté d’un trou de ver, les Ythyns acceptaient de dépenser l’argent qu’ils avaient accumulé pour envoyer un vaisseau-aiguille effectuer la récolte. Toutefois, le plus souvent, ils se contentaient de ramasser les moissons sporadiques qui ponctuaient leur route.
Depuis longtemps déjà, ils avaient rassemblé les cadavres de ceux qui les avaient défaits et punis dans un passé lointain. Pourtant, ils s’étaient toujours refusés à faire marche arrière et à redevenir ceux qu’ils avaient été, ce qui était peut-être la plus poignante de leurs tragédies. À moins que leur place actuelle dans le schéma galactique ne leur convînt mieux que la précédente.
— Nous nous dirigeons vers le système Chistimonouth, expliqua le Neuvième Lapidaire Réceptionneur à l’Habitant et à l’humain, comme ils avançaient le long d’un large couloir incurvé.
La créature aviaire manipulait, à l’aide d’un de ses membres antérieurs, les commandes du wagon en forme de cage posé sur un rail unique. Le tunnel était complètement plongé dans les ténèbres, aussi étaient-ils forcés d’utiliser leurs capteurs actifs pour visualiser l’intérieur de ce couloir interminable.
— Nous cherchons les dépouilles d’une civilisation serpentiformis récemment découverte, quoique peut-être apparentée aux Desii-Chaus (eux-mêmes lamentablement disparus, éteints ou, au mieux, proches du cinquième degré d’extinction), tristement victime, il y a quelques siècles de cela, d’une éruption de particules solaires. L’unique planète habitée de leur système a été très gravement atteinte, aussi croyons-nous que cette espèce intelligente n’a pas survécu. Nous pensons arriver là-bas dans deux décennies environ. C’est un privilège et un devoir pour nous que d’accueillir dans nos halls sanctifiés autant de ces pauvres malheureux que possible.
— N’ont-ils pas été inhumés ? demanda Y’sul. Flottent-ils ? N’ont-ils pas coulé dans les profondeurs de leur monde ? Dans l’eau, la boue ou la roche dissoute ?
Les couloirs étaient tapissés de morts : agrafés, épinglés, cousus ou collés par la glace à la surface tubulaire (les concepts de « sol », « mur » et « plafond » n’avaient de sens que lorsque le navire voyageait, mais c’était temporaire). Quelques-uns étaient conservés dans des niches, des alcôves scellées par des feuilles de diamant.
— Ceux qui ont été inhumés seront laissés sous terre, expliqua l’Ythyn. Néanmoins, nous espérons trouver des restes dans les structures, les bâtiments, même après tout ce temps. Par ailleurs, nous avons reçu des rapports de vaisseaux éclaireurs selon lesquels il resterait énormément de cadavres dans l’espace, aux points de Lagrange.
— Et s’ils ne sont plus là ? demanda Y’sul. Si quelqu’un les a trouvés avant vous, qu’il les a mangés, recyclés, ou que sais-je encore ?
— Eh bien, nous continuerons notre route et nous irons honorer les morts d’une autre espèce, rétorqua l’oiseau noir, imperturbable.
— Au fait, reprit l’Habitant, il pourrait bientôt y avoir quelques corps à récupérer dans un système appelé Ulubis.
Fassin se tourna vers Y’sul, mais celui-ci regardait ailleurs.
— Ulubis, dit l’Ythyn, pensif. Jamais entendu parler. C’est une planète ?
— Non, un système. C’est là que se trouve la planète Nasqueron. Dans le Courant quaternaire, vous savez, la Vrille sud…
— Ah oui ! ce n’est pas la porte à côté.
— Il y a beaucoup d’humains, là-bas. Et beaucoup d’autres en chemin. Une guerre se prépare, expliqua Y’sul. Il y aura probablement de nombreux morts. Vous ramassez aussi les humains ?
— Nous n’avons eu des problèmes qu’avec certains Cincturias, répondit la créature ailée. Nous connaissons les humains. Nous en avons déjà recueilli dans le passé, mais pas sur ce navire. Toutefois, je ferai passer cette information au vaisseau sépulcral le plus proche de cette zone. Mais peut-être mes collègues sont-ils déjà au courant et en route. Je vous remercie néanmoins de m’avoir prévenu.
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