— Et donc, maintenant… que va-t-il se passer ?
— Nous allons poursuivre notre travail ici, afin de nous assurer que la transition s’effectue sans désordres et de manière pacifique.
— Et moi, que va-t-il m’arriver ?
— C’est une question délicate. Comme vous l’avez dit, d’autres savent où vous êtes. Si vous ne faites pas votre rapport rapidement, la cavalerie va sonner la charge et dévaler du sommet de la colline. Et pourtant, j’imagine que le gouvernement des États-Unis ne tient pas à être publiquement impliqué dans ce qui se passe en Chine.
Hume acquiesça.
— C’est probablement vrai, dit-il. Mais sachant que vous avez pu faire ça à la République populaire, il va sans doute craindre que vous ne lui fassiez quelque chose d’analogue. Il va débouler ici avec tous les moyens dont il dispose.
— Je déconseille fortement de provoquer une confrontation. J’ai quelques mesures de protection en réserve pour cette installation. Mais quand bien même les forces armées américaines parviendraient à s’en emparer, ainsi que Chase vous l’a indiqué, je dispose d’autres installations similaires. Je propose que vous disiez à votre gouvernement que les hackers disparus se sont spontanément organisés pour créer cette enclave afin de faire ce que vous vouliez : trouver une méthode pour me vaincre. Dans ces conditions, votre gouvernement pourrait bien préférer nous laisser tranquilles, du moins suffisamment longtemps pour que nous puissions terminer le travail que nous avons commencé. Après tout, ainsi que vous l’avez suggéré vous-même, il vous a laissé la bride sur le cou justement pour conserver une possibilité de m’éliminer.
— Si je leur dis ça, ils ne voudront jamais me croire.
— En fait, ils n’ont pas vraiment besoin de vous croire, dit Webmind. Bientôt, tout le monde sera au courant du changement opéré en Chine. Tous, aussi bien le Président que le plus modeste citoyen, vont soupçonner mon implication. Je vais laisser au monde le soin de tirer toutes les conclusions qu’il veut. Mais ce dont l’administration américaine actuelle a besoin – du moins jusqu’à l’élection qui va se tenir dans onze jours –, c’est la possibilité de nier toute implication directe.
— Je ne sais pas… fit Hume. Le Président va peut-être vouloir s’attribuer un certain mérite dans l’affaire.
— S’attribuer le mérite d’avoir renversé le gouvernement de la Chine serait un coup de nature à changer fondamentalement les règles du jeu : c’est beaucoup trop risqué de s’impliquer ainsi à quelques jours des élections sans savoir comment l’opinion publique va réagir. Mais nous, nous avons besoin de poursuivre notre tâche sans être interrompus, et pour cela, je sollicite votre aide.
Hume regarda autour de lui cette salle où régnait une joyeuse ambiance de fête. Il se sentit dépassé.
— Je ne peux pas, dit-il.
Dans son oreille, la voix était calme, comme toujours.
— Dans ce cas, nous allons devoir prendre d’autres mesures qui n’impliquent pas…
Hume découvrit un petit détail auquel il n’avait pas encore pensé : on ne pouvait pas interrompre Webmind comme on le ferait avec un interlocuteur humain. Apparemment, il assemblait une série de mots destinés à être prononcés par son synthétiseur vocal, puis il portait son attention ailleurs, et les mots étaient débités jusqu’à ce que la mémoire tampon soit vide. Après deux ou trois tentatives, Hume laissa Webmind terminer, puis il dit :
— Non, je voulais dire que je ne peux pas prendre cette décision seul. Des tas de gens – y compris le Président en personne – m’ont demandé pourquoi je pensais avoir raison contre tous ceux qui pensaient différemment. Et ma réponse a toujours été que j’avais raison parce que je suis un expert – sans doute le meilleur expert américain sur les risques stratégiques d’une singularité. Et pourtant, il est bien possible que je me sois trompé sur vous, que je me sois trompé dans le domaine où je suis le mieux qualifié pour porter un jugement. Mais ça – tout ça… c’est totalement en dehors de mes compétences. Vous vous sentez peut-être à l’aise en jouant le rôle de Dieu, Webmind, mais pas moi. Il me faut plus de… plus d’input .
— Très bien, fit Webmind. Qui aimeriez-vous consulter ?
— Au sujet de la Chine ? Forcément la secrétaire d’État. Et elle pourra ensuite en discuter avec le Président.
— La Secrétaire s’est déjà retirée pour la nuit, dit Webmind (qui, bien sûr, connaissait ce genre de détail…). Mais il y a des assistants qui peuvent aller la réveiller. Je me charge d’amorcer le processus. Quand elle sera disponible, Marek vous emmènera dans un des bureaux vides où vous pourrez discuter avec elle en privé.
— Vraiment ?
— Enfin, pour autant que quelque chose puisse rester privé aujourd’hui, dit Webmind.
Et Hume se dit que, s’ils avaient discuté en messagerie instantanée, Webmind aurait bien pu ajouter un smiley clignant de l’œil…
Il ne put s’empêcher de sourire. Juste à cet instant, Drakkenfyre s’approcha et lui tendit une coupe de champagne.
— Tenez, dit-elle, monsieur je-ne-sais-qui. On va porter un toast.
Effectivement, Chase s’était placé juste devant la caméra argentée qui continuait imperturbablement de balayer la salle.
— Levons tous notre verre ! lança-t-il avec son riche accent jamaïcain. On a réussi, ouais ! L’information veut être libre. Mais pas seulement l’information ! (Il écarta les bras, comme pour englober le monde entier.) Les gens aussi veulent être libres ! À notre santé à tous !
Le colonel Hume leva son verre comme tout le monde et joignit sa voix à celles des autres :
— À notre santé !
Dans l’auditorium, tout le monde parlait en même temps : une explosion d’indignation, d’inquiétude, de questions. L’homme qui avait été le Secrétaire général du Parti communiste, Président de la Commission militaire centrale et Dirigeant suprême de la République populaire de Chine, se leva de nouveau et lança un regard furieux vers le portable posé sur le pupitre.
— De quel droit faites-vous ça ? lança-t-il avec toute la fermeté dont il était encore capable.
D’un ton toujours calme et posé, Webmind répondit :
— C’est une question intéressante. J’accorde beaucoup de prix à la créativité, et celle-ci ne peut s’épanouir là où règne la censure. J’accorde beaucoup de prix à la paix, et celle-ci ne peut se maintenir là où règne la soif du pouvoir. Mon but est d’augmenter le bonheur global de l’espèce humaine. Ce que j’envisage de faire y contribuera plus que tout ce que je peux imaginer aujourd’hui. Et c’est pourquoi je le fais.
Zhang Bo, qui avait été ministre des Communications, prit la parole. L’ancien Président remarqua que quelques minutes plus tôt, il se serait agi d’un grave manquement au protocole – s’exprimer en sa présence sans y avoir été invité…
— Mais le peuple – le prolétariat, les paysans – n’a pas les compétences nécessaires pour gouverner. Vous allez plonger ce pays dans le chaos.
La voix toujours calme et apaisante de Webmind :
— Il y a des dizaines de millions de Chinois qui possèdent des diplômes d’économie, de droit, d’études politiques, de gestion des affaires ou de relations internationales. Il y en a des centaines de millions qui sont diplômés dans d’autres disciplines. Ils sont un milliard à avoir du bon sens et du cœur. Ils sauront très bien se débrouiller.
— Cette affaire est vouée à l’échec, dit Li Tao – l’homme qui avait été président.
— Non, fit une voix. (Mais ce n’était pas celle de Webmind. Li se tourna vers Zhang Bo.) Non, répéta Zhang. C’est nous qui étions condamnés à l’échec. Vous me l’avez dit vous-même, Excel… Vous me l’avez dit vous-même, avant la première mise en place de la Stratégie Changcheng, quand vous m’avez confié que vos conseillers prédisaient la chute du gouvernement communiste en 2050 au plus tard. (Zhang leva les yeux vers l’écran géant, puis il se tourna vers le petit ordinateur.) Il se trouve simplement que nous sommes en avance sur cette prévision.
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