Mais Matt avait dû penser la même chose, car il se tourna vers elle et secoua la tête : il ne voulait pas de ça.
D’autres voix s’élevaient maintenant :
— Baston… baston… baston…
Le mot était scandé sur un rythme presque tribal. Caitlin examina les visages, mais elle était incapable d’en identifier un. Elle pouvait reconnaître les voix quand les gens parlaient normalement, mais là, elles étaient basses et gutturales.
— Baston… baston… baston…
L’attitude de Trevor changea. Il arrondit légèrement les épaules et serra les poings. La lumière du réverbère planté dans le béton faisait ressortir la dureté de ses traits.
— Baston… baston… baston…
Caitlin avait entendu parler d e femmes qui étaient excitées quand des hommes se battaient pour elles, comme si leur valeur dépendait de ce genre de combat. Mais ce n’était pas ce qu’elle voulait – pas du tout. Elle ne voulait pas qu’on fasse du mal à Matt. Elle ne voulait de mal à personne .
— Baston… baston… baston…
Tous ne scandaient pas ce mot. Pâquerette ne disait rien, et plusieurs autres garçons et filles restaient également silencieux.
Caitlin prit son BlackBerry et activa le mode vidéo.
Elle le braqua sur Matt et Trevor qui tournaient lentement l’un autour de l’autre tels deux boxeurs sur un ring.
D’une voix claire et décidée, elle lança : « Photo ! » en tenant son BlackBerry devant elle, et elle commença à filmer la foule qui continuait de scander : « Baston ».
Elle se tourna vers Pâquerette, qui sembla interloquée un instant, mais Caitlin la vit ouvrir son sac et en sortir son portable, qu’elle braqua à son tour sur la foule.
— Photo ! cria de nouveau Caitlin, reprise aussitôt en écho par Pâquerette : Photo !
À côté de Pâquerette, un garçon sortit son téléphone et le tint devant lui.
— Photo ! dit-il à son tour et tous les trois répétèrent en chœur : « Photo ! Photo ! Photo ! »
Il n’y avait rien de guttural dans ce cri : leurs voix étaient claires et fortes.
Mais d’autres continuaient de scander : « Baston… baston… baston…»
Deux filles sur la droite de Caitlin sortirent leurs téléphones, et un garçon avait quelque chose de plus gros dans les mains, qui devait être une vidéocaméra dont il se servit pour faire un panoramique de la scène. Ils ajoutèrent leurs voix au slogan de Caitlin : « Photo ! Photo ! Photo ! »
— Baston… baston… baston… D’autres téléphones et caméras apparurent.
— Photo !
— Baston…
— Photo !
— Baston…
Il y eut une succession d’éclairs de flashes, qui rappelèrent à Caitlin ceux qu’elle avait vus ce soir d’orage où tout avait changé…
Le cri de « Baston… baston…» commença de faiblir, et cessa complètement. Encore quelques « Photo ! » et Caitlin lança à Trevor, en désignant tous les appareils brandis – tous les petits rectangles brillant dans l’obscurité grandissante :
— Et voilà ! Une couverture à trois cent soixante degrés ! La police pourra même reconstituer la scène en 3D, si elle veut.
Trevor la regarda, puis se tourna de nouveau vers Matt.
— Alors, dit celui-ci d’une voix toujours ferme, qu’est-ce que tu décides, Trevor ? Qu’est-ce que tu veux être – pour la postérité ?
Trevor balaya du regard le cercle qui s’était formé autour d’eux, et Caitlin repensa à ce passage de 2001 : l’Odyssée de l’espace , quand le chef des australopithèques découvre le monolithe, le contemple, et lentement, laborieusement, comprend enfin que le monde a changé…
Trevor hochait légèrement la tête. Caitlin apprenait encore à interpréter ce genre de geste, mais il lui semblait que ce n’était pas un signal adressé aux autres. C’était plutôt le signe qu’il réfléchissait.
Enfin, Trevor décrispa ses poings. Il lança un regard furieux à Caitlin et à Matt, puis il se retourna et commença de s’éloigner lentement. La foule s’écarta largement devant lui. Caitlin se demanda un instant si Trevor n’aurait pas aimé pouvoir bousculer quelqu’un, une agression qu’il aurait pu faire passer pour « accidentelle », mais il n’en eut pas l’occasion et poursuivit son chemin. Elle pensa d’abord qu’il allait retourner dans le gymnase, mais il passa devant la porte sans s’y arrêter et disparut dans la nuit froide.
Caitlin se précipita vers Matt pour le prendre dans ses bras. Il tremblait de tout son corps et elle sentit son cœur battre contre sa poitrine. Au bout d’un moment, elle s’écarta juste assez pour pouvoir l’embrasser sur la bouche – et elle se fichait bien qu’on la prenne en photo…
Pâquerette vint les rejoindre et serra affectueusement le bras de Caitlin.
— C’était absolument géant ! dit-elle. Caitlin ne put s’empêcher de sourire.
— Oui, on peut dire ça.
Elle prit Matt par la main et ils retournèrent à l’intérieur. On passait une nouvelle chanson, et…
Non, ce n’était pas vraiment une nouvelle chanson. Quelqu’un avait dû la demander spécialement, peut-être un des profs, parce que c’était une vieille chanson, une que sa mère écoutait quelquefois. Mais Caitlin l’aimait bien, elle aussi.
Et tandis qu’elle passait les bras autour du cou de Matt et qu’ils commençaient à danser, elle se prit à penser qu’on pouvait bien dire qu’elle n’était qu’une rêveuse… mais elle était sûre de ne pas être la seule.
Le président de la Chine regardait par la fenêtre derrière son bureau. La vitre était blindée et recouverte d’un film spécial empêchant de le voir de l’extérieur. La Cité interdite s’étalait devant lui, cette vaste zone regroupant les palais des anciens empereurs. Elle était restée fermée au public – d’où son nom – jusqu’en 1912, mais à présent, des dizaines de milliers de Chinois et autant de touristes étrangers la visitaient chaque jour.
L’ordinateur du Président fit entendre un léger bip, signalant l’arrivée d’un e-mail urgent. Il resta encore un moment devant la fenêtre, puis il se retourna et se rassit péniblement dans son grand fauteuil de cuir rouge. Ni l’acupuncture ni l’Enbrel n’avaient réussi à le soulager de son arthrite.
Le Président n’aimait pas l’écran de son ordinateur. Dans un bureau où chaque objet avait une valeur historique et était richement décoré, ce moniteur était affreusement banal et fonctionnel. Il cliqua sur sa boîte de réception et lut le message qui provenait de Zhang Bo, son ministre des Communications. « Juste un rappel, Excellence. Votre présence est sollicitée dans l’auditorium à 11:00 ». Le Président jeta un coup d’œil à l’horloge laquée, qui affichait 10:45. La réunion promettait d’être intéressante : dans un e-mail précédent, Zhang avait promis un rapport détaillé sur les raisons de l’échec de la Stratégie Changcheng.
Le Président se releva et se rendit dans sa salle de bains privée, où il se regarda dans le grand miroir au cadre doré placé au-dessus du lavabo de jade. Il fit la grimace. Ses cheveux noirs de jais avaient un millimètre de blanc à la racine. Il soupira. Quelles que fussent les apparences que l’on s’efforçait de préserver, la réalité de ce que l’on était finissait toujours par remonter au grand jour.
Peyton Hume passa en revue les possibilités qui s’offraient à lui. Il était dans sa voiture, mais il avait coupé le contact. Il pourrait tenter de démarrer et de s’enfuir, en espérant que le type au Glock bluffait et n’oserait pas tirer. Il pouvait aussi essayer d’ouvrir brusquement la portière, comme il l’avait vu si souvent faire dans les séries policières, et la projeter contre le type – mais elle était verrouillée, et s’il essayait de la déverrouiller, Yul Brynner aurait largement le temps de réagir. Il pouvait aussi tenter de récupérer son arme, qui était dans la boîte à gants, mais là encore, l’autre n’aurait aucun mal à l’en empêcher.
Читать дальше