Avec toute la philosophie dont il était capable dans de telles circonstances, Hume haussa les épaules et déverrouilla lentement la portière, puis il descendit de la voiture et resta immobile sur le bord du trottoir. L’homme portait une oreillette Bluetooth – lui permettant sans aucun doute de recevoir directement des instructions de Webmind.
— C’est bien, dit-il, vous êtes raisonnable. (Dans l’obscurité, il ne cherchait pas particulièrement à dissimuler le fait qu’il pointait une arme sur Hume.) Votre téléphone portable, s’il vous plaît ?
Hume le lui tendit.
— Et votre arme ?
— Je n’en ai pas.
Une lampe rouge sur l’oreillette se mit à clignoter.
— Ce n’est pas vrai, dit l’homme. Je peux faire venir des collègues pour vous fouiller, mais pourquoi perdre du temps ? Où est-elle, s’il vous plaît ?
Hume réfléchit un instant et haussa de nouveau les épaules.
— Dans la boîte à gants.
Le chauve n’eut aucun mal à récupérer le pistolet sans laisser la moindre chance à Hume de l’attaquer ou de tenter de s’échapper. Il lui fit ensuite signe de se diriger vers l’immeuble, et Hume obéit.
Il ne savait pas s’il était censé lever les mains en l’air, mais en l’absence d’ordres précis, il décida de se comporter avec toute la dignité possible pour un homme qui a une arme braquée dans le dos.
— J’imagine qu’il est inutile de vous demander comment vous vous appelez ? dit-il.
— Pourquoi pas ? fit la voix derrière lui. C’est Marek. Hume pensait qu’il s’agissait de son nom de famille, mais la remarque suivante lui fit comprendre que ce devait être son prénom.
— Et vous, c’est Peyton, je crois ?
— Oui.
— Pas banal, comme nom, fit Marek sur un ton de conversation amicale.
Amusant, de la part d’un type qui s’appelle Marek, pensa Peyton, mais il ne dit rien. Peyton était le nom de jeune fille de sa mère, mais l’année qui avait suivi sa naissance, la série Peyton Place avait démarré à la télévision, ce qui lui avait valu pas mal de moqueries. Sa femme lui avait dit un jour que s’il avait travaillé aussi dur pour avoir le droit d’être appelé aussi bien « Colonel » que « Docteur », c’était pour que les gens aient au moins deux raisons de ne pas l’appeler par son prénom.
Ils arrivèrent devant une porte blindée équipée d’un petit lecteur de badge. Hume se dit qu’il tenait peut-être sa chance : Marek allait devoir se servir de son autre main pour passer sa carte et se pencher en avant pour ouvrir la porte. Il n’aurait alors qu’à…
Clic . Le porte se déverrouilla toute seule – ou plus précisément, avec l’aide de Webmind.
— Vous voulez bien tourner la poignée, Peyton ? dit Marek.
Hume poussa un soupir et ouvrit la porte. Il se retrouva à l’entrée d’un long couloir aux murs verts éclairé par des néons au plafond, avec un dallage marron foncé et des portes en bois disposées de part et d’autre en alternance. Au milieu du couloir, un autre homme à la carrure imposante montait la garde. Il leur jeta un coup d’œil, puis il hocha la tête, sans doute en réponse à un signal de Marek.
Ils s’avancèrent et passèrent à côté du garde. Hume remarqua que celui-ci avait une barbe de plusieurs jours, ce qui n’était sans doute pas une affectation mais plutôt le signe qu’il était là depuis quelque temps sans rasoir à sa disposition. Quelques-unes des portes étaient ouvertes, et Hume vit que les anciens bureaux avaient été convertis en chambres improvisées. Il ne fallait sans doute que quelques costauds dans le genre de Marek et de cet autre garde pour empêcher quiconque de sortir du bâtiment.
Hume avait espéré qu’on l’emmènerait dans la grande salle qu’il avait vue dans la vidéo, mais il se retrouva en fait dans une petite pièce. La plaque portant le nom de son ancien occupant était encore posée sur le bureau : Ben Wishinski. Il y avait aussi un grand écran d’ordinateur juste à côté, encadré d’un bandeau blanc avec l’objectif d’une webcam incrusté dans la partie supérieure.
Marek étonna Hume en lui faisant un salut – pas un salut militaire orthodoxe, ou du moins pas le salut américain, mais quand même une marque de respect, apparemment –, puis il sortit en refermant la porte derrière lui. Hume n’entendit pas de bruit de verrou, mais encore une fois, si Marek était resté juste de l’autre côté, la précaution n’était pas nécessaire.
— Bonsoir, colonel Hume, dit la voix caractéristique de Webmind sortant des haut-parleurs noirs placés de part et d’autre du bureau.
Hume se mit au garde-à-vous.
— Hume, Peyton D. Colonel de l’armée de l’air américaine. Matricule 150-87-6033.
— Voyons, colonel, un tel formalisme n’est pas de mise entre nous. Asseyez-vous donc, je vous en prie.
Hume hésita un instant, puis il haussa les épaules et s’installa dans le confortable fauteuil de bureau en cuir noir.
Webmind poursuivit :
— C’est étrange d’avoir une conversation avec quelqu’un qui cherche à vous tuer.
— À qui le dites-vous… fit Hume.
Le ton de Webmind resta parfaitement égal.
— Colonel, si je voulais votre mort, ce serait déjà fait. J’ai découvert qu’on peut louer les services de gens prêts à faire pratiquement n’importe quoi, et en ce moment, les tueurs à gages sont plutôt bon marché : l’offre excède largement la demande.
Le moniteur était éteint, et Hume vit son reflet sur sa surface brillante. Il secoua la tête et dit entre ses dents :
— Que vous puissiez même imaginer de faire une chose pareille…
— J’imagine énormément de choses, colonel. Je dois toutefois admettre que j’ai rarement une idée originale. Je me contente d’explorer tout ce que l’humanité a pu elle-même imaginer, et j’adopte les idées qui me semblent les plus en ligne avec les objectifs que je me suis fixés.
— Comme le kidnapping, par exemple.
— Je préfère vous considérer comme un invité surprise, colonel.
— Je veux parler des autres. Vous avez kidnappé une trentaine de personnes.
— En fait, il y a quarante-deux personnes dans ce bâtiment – mais ce n’est qu’une de mes installations. J’en ai six autres avec le même genre d’effectifs dans plusieurs pays.
— Ah, mon Dieu… fit Hume.
— Non, je ne suis pas Dieu. S’il existe, il n’est apparemment pas en ligne.
— Je veux leur parler.
— À qui ? Aux dieux ? Vous êtes libre de prier quand vous voulez, colonel Hume.
— Non, non. Les gens que vous retenez prisonniers ici. Je veux leur parler.
— Je n’en doute pas. Mais vous savez, ce sont des artistes, et je crains que votre présence ne perturbe le travail qu’ils sont en train d’effectuer.
Hume fixa l’objectif de la webcam.
— Alors, que comptez-vous faire de moi ?
— À mon grand regret, je suis obligé de vous retenir ici.
— Des gens savent où je suis.
— Effectivement. Votre épouse, Madeleine, entre autres.
Le nom resta suspendu dans l’air.
— Non, ne… Ah, mon Dieu, ne lui faites pas de mal !
— Pour rien au monde je ne ferais une chose pareille, dit Webmind. Mais je vous serais reconnaissant si vous vous montriez coopératif. Ah, mais où avais-je la tête ? Je ne sais vraiment pas recevoir. Je vais vous faire apporter du café. Je crois que vous le prenez avec du lait de préférence écrémé, et sans sucre.
— Non, merci, je ne voudrais vraiment pas vous déranger.
— Un test de Turing intéressant, colonel – pour voir si je suis sensible au sarcasme. Je le suis. Mais en fait, vous m’avez beaucoup dérangé – il existe même un mot encore plus fort.
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