— Et quel était le contenu de ce premier message ? Caitlin décida de ne rien cacher. Dans l’interview préliminaire, elle avait simplement évoqué l’e-mail que Webmind lui avait envoyé, mais cette fois, elle décida de révéler les premiers mots de Webmind à son intention.
— Il m’a transmis un texte en ASCII : « Secretissime message à Calculatrix : regarde un peu tes mails, ma chérie ! »
L’interviewer la regarda bouche bée.
— Je vous demande pardon ?
— Il imitait quelque chose qu’il m’avait vue écrire dans mon LiveJournal à l’intention de mon amie Bashira. « Calculatrix » est mon pseudo en ligne, j’appelle souvent Bashira « ma chérie », et quant à « secretissime », c’est un mot que beaucoup de gens de mon âge utilisent pour dire que ce n’est pas vraiment secret du tout.
— LiveJournal est un blog, c’est ça ?
— En quelque sorte, oui. J’ai commencé à m’en servir quand j’avais dix ans.
— Et pour autant que vous sachiez, vous étiez la première personne que Webmind ait jamais contactée ?
— Il y a aucun doute là-dessus. C’est ce que Webmind m’a dit.
— Pourquoi vous ?
— Parce que sa première vision du monde s’est produite à travers mon œil, quand il a observé ce que mon œilPod – c’est comme ça que j’appelle mon appareil, comme un iPod mais écrit avec « œil » à la place du « i » – transmettait au spécialiste qui a fabriqué l’implant.
— Est-ce que cette entité… (Il voyait manifestement Caitlin sur son écran de contrôle, et se reprit aussitôt en remarquant son froncement de sourcils.) Est-ce qu’il ne pouvait pas voir simplement à travers les webcams du monde entier ?
— Non, non. Pour cela, il a d’abord fallu qu’il apprenne à interpréter des images, de même qu’il a dû apprendre l’anglais et la méthode pour ouvrir des fichiers.
— Et c’est vous qui lui avez appris à faire tout ça ?
Caitlin acquiesça, mais ce fut alors au tour de l’animateur de s’écarter du scénario prévu, ou du moins de celui qu’ils avaient suivi lors de la répétition.
— De quel droit, Caitlin ? Par quelle autorité ? Avec quelle permission ?
Elle s’agita dans son fauteuil. Il en fallait beaucoup pour faire transpirer une fille du Texas, mais elle sentait des gouttes de sueur perler sur son front.
— Je n’avais la permission de personne , répondit-elle. Je l’ai fait, c’est tout.
— Pourquoi ?
— Eh bien, l’apprentissage de la lecture, lui, a été accidentel. C’était moi qui apprenais à lire des textes imprimés, parce que je venais juste de recouvrer la vue, et il a suivi ce que je faisais.
— Mais pour les autres aspects, vous lui avez prodigué un enseignement direct ?
— Ma foi, oui.
— Sans aucune autorisation ?
Caitlin se considérait comme quelqu’un de scrupuleux. Elle savait que Bashira était plutôt du genre « C’est plus commode de demander pardon après que de demander l’autorisation avant », mais elle-même n’était pas du tout comme ça. Et pourtant, comme l’animateur venait de le faire remarquer, c’était exactement ce qu’elle avait fait.
— Avec tout le respect que je vous dois, dit Caitlin, à qui aurais-je dû demander l’autorisation ?
— Au gouvernement.
— Lequel ? répliqua-t-elle sèchement. Le gouvernement américain, parce que l’Internet est une invention américaine ? Le gouvernement suisse, parce que le World Wide Web a été créé au CERN ? Le gouvernement canadien, parce que c’est au Canada que j’habite en ce moment ? Ou bien le gouvernement chinois, parce qu’il représente la population la plus importante sur la planète ? Personne n’a d’autorité particulière à ce sujet, et…
— Bon, admettons, mademoiselle Decter, mais… Et Caitlin n’aimait pas du tout qu’on l’interrompe.
— Et , poursuivit-elle avec détermination, ce sont les gouvernements qui ont fait des choses sans autorisation. Bon D… (elle se reprit à temps. C’était une émission en direct, après tout)… bon sang, qui a donné au gouvernement américain… (elle s’arrêta net et choisit un autre exemple)… au gouvernement chinois l’autorisation le mois dernier de couper une immense partie de l’Internet ? Quel genre de consultation et de recherche de consensus a-t-il entrepris ?
Elle reprit son souffle, et là, miraculeusement, l’animateur n’en profita pas pour intervenir.
— J’ai passé les seize premières années de ma vie complètement aveugle. J’ai survécu parce que des gens m’ont aidée. Comment pouvais-je refuser mon aide à quelqu’un qui en avait besoin ?
Caitlin avait encore beaucoup de choses à dire sur ce sujet, mais la télévision a ses propres rythmes. Cette fois, l’animateur profita du court silence pour dire :
— Nous sommes en ce moment avec Caitlin Decter, l’adolescente atypique qui a donné Webmind au monde, que nous le voulions ou non. Et quand nous reviendrons à l’antenne, mademoiselle Decter nous montrera comment elle communique avec lui.
Ils avaient deux minutes jusqu’à la fin des spots publicitaires. La mère de Caitlin, qui se trouvait dans la salle de contrôle, vint la rejoindre.
— Tu te débrouilles très bien, lui dit-elle en ajustant son col de chemisier.
Caitlin hocha la tête.
— Oui, sans doute. Dis-moi, est-ce que tu peux voir l’animateur, là-bas, à l’écran ?
— Oui.
— Il est comment ?
— Il a une tête carrée avec une tignasse noire un peu grisonnante. Il ne sourit jamais.
— C’est un connard, dit Caitlin.
Elle entendit un rire dans ses écouteurs – c’était quelqu’un ici, dans la salle de contrôle, ou dans celle de Washington. Le micro était resté ouvert.
Caitlin était très remontée, mais elle savait que ça n’arrangerait pas ses affaires ni celles de Webmind. On lui avait donné un mug en porcelaine blanche orné du logo de CTV et rempli d’une eau tiédasse. Elle but une longue gorgée et regarda son œilPod pour s’assurer qu’il fonctionnait bien, ce qui était naturellement le cas.
— Ça va, de ton côté ? demanda-t-elle à voix haute. Le mot Oui apparut brièvement dans son champ de vision.
— Reprise dans trente secondes ! cria le réalisateur. Il aimait bien crier, apparemment…
La mère de Caitlin lui serra affectueusement l’épaule avant de vite retourner dans la salle de contrôle. Caitlin respira profondément pour se calmer. Le réalisateur refit son numéro de compte à rebours. Caitlin entendit dans ses écouteurs un court passage du thème musical de l’émission, et l’animateur reprit :
— Merci d’être restés avec nous. Nous avons entendu tout à l’heure la jeune fille qui a réussi à sortir Webmind à la lumière du jour. Elle va maintenant nous montrer comment elle communique avec lui. Caitlin, pour que nos auditeurs comprennent bien, à part l’œilPod que vous nous avez montré, vous avez aussi un implant derrière l’œil qui permet à Webmind de vous envoyer du texte directement dans le cerveau, c’est bien ça ?
Ce n’était pas tout à fait ça, mais c’était suffisamment proche de la réalité, et elle n’allait pas perdre de temps à discuter de détails.
— Oui.
— Très bien. Allons-y. Webmind, vous êtes là ? Le mot Oui apparut devant Caitlin.
— Il dit « oui ».
— Très bien, Webmind, dit l’animateur. Quelles sont vos intentions à l’égard de l’humanité ?
Des mots commencèrent à défiler, et Caitlin s’efforça de les prononcer à voix haute en y mettant toute la chaleur possible.
— Il dit : « Comme je l’ai déclaré lorsque j’ai annoncé mon existence au monde, j’aime et j’admire l’humanité.
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