Les gens dévorent leurs dirigeants, me disais-je. Le roi doit mourir.
Allen avait un point de vue différent.
— Il voulait forcer l’Amérique du Sud à faire allégeance, dit-il. Politiquement, il est beaucoup trop terro pour mon goût.
— Il n’y a pas d’esclaves sur Mars, lui rappelai-je.
— Ne fais pas attention à moi, murmura-t-il. J’ai toujours pris le parti des victimes.
Nous retournâmes au bord du bassin pour voir le soleil se coucher.
— Que penserait Lincoln des lapins rouges ? me demanda Allen.
— Que penserait-il de l’union aujourd’hui ? répliquai-je.
Malgré quelques problèmes avec ma duochimie – nous forcions un peu trop –, le grand air m’enivrait. Toute cette architecture à ciel ouvert, tout le poids de l’histoire…
Nous retournâmes à la krète pour dîner avec Bithras au restaurant principal de l’hôtel. La nourriture y était encore meilleure qu’à bord du Tuamotu. La plupart des aliments étaient frais au lieu d’être nanos, et je cherchai à faire la différence. J’eus l’impression de la déceler.
— Ça a un goût terreux, je pense, dis-je à mes compagnons par-dessus la nappe blanche et les chandeliers en argent.
— Un parfum de moisi, approuva Allen. C’était vivant il n’y a pas si longtemps.
Bithras faillit s’étrangler.
— Ça suffit ! dit-il en toussant.
Allen et moi nous échangeâmes des sourires de conspirateurs.
— Il ne faut pas nous conduire en provinciaux, fit Allen.
— Je me conduirai comme j’en aurai envie, grommela Bithras.
Mais il n’était pas fâché. C’était simplement une affirmation.
— Le vin est bon, dit-il en levant son verre. Buvons aux lapins rouges hors de leur élément.
Nous levâmes nos verres avec lui.
En regagnant nos appartements, sortant de l’ascenseur, Bithras me prit le bras et m’attira vers lui. Voyant cela, Allen s’empressa de faire la même chose de l’autre côté. J’eus d’abord l’impression d’être un objet de litige entre deux chiens en rut. Mais je compris l’intention d’Allen.
Bithras serra les lèvres et me lâcha le bras. Allen l’imita aussitôt et je lui lançai un regard de gratitude.
Bithras se conduisit, après cela, comme si rien ne s’était passé. Et il ne s’était, effectivement, rien passé. La soirée avait été trop agréable pour que quiconque pût penser autrement.
— Je vis ici depuis vingt-sept ans, nous dit Miriam Jaffrey en nous invitant à entrer chez elle. Mon mari est devenu éloï il y a dix ans, et je crois, sans en avoir la certitude, qu’il est sur Mars. Quelle ironie ! Je suis martienne sur la Terre et il est terro sur Mars.
Bithras et Allen s’installèrent, sur son invitation, dans des fauteuils du vaste salon. La fenêtre donnait sur les vieilles krètes de Virginie et sur des gratte-ciel encore plus anciens. Nous étions dans la partie sud de la Grande Krète de la Tour, face à notre hôtel.
— Je suis toujours curieuse quand je rencontre des lapins rouges, dit-elle en s’asseyant à côté de Bithras, dont elle semblait avoir à peu près l’âge. J’adore me tenir au courant des changements là-bas. Non pas que j’envisage d’y retourner un jour. Je suis trop habituée à la Terre, à présent. J’ai peur d’être devenue terro.
— Notre séjour a été passionnant, jusqu’ici, lui dit Allen.
Elle redressa fièrement la tête. Ses longs cheveux noirs retombaient sur de minces épaules carrées que révélait une ample robe en coton vert.
— Je suis heureuse que vous ayez pu prendre un peu de temps sur votre programme, que j’imagine extrêmement chargé, ajouta-t-elle.
— Tout le plaisir est pour nous, fit Bithras en se tortillant pour caler ses fesses entre les coussins à ajustement automatique. Ça ne risque rien, maintenant ?
— Aucun problème, fit Miriam en se redressant, l’air soudain grave.
— Bon. Il faut qu’on parle sérieusement. Casseia et Allen, sachez que Miriam n’est pas juste une figure mondaine. C’est la Martienne la mieux informée de la Terre pour tout ce qui touche aux affaires washingtoniennes.
Miriam battit modestement des paupières.
— Elle suit la tradition d’une longue lignée d’hôtesses de cette ville, qui connaissent et reçoivent tout le gratin. Elle a été, dans le passé, d’une assistance sans égale au MA de Majumdar.
— Merci, Bithras, murmura-t-elle.
Il sortit son ardoise d’une poche de sa chemise et la plaça devant elle.
— Nous avons amené avec nous une copie d’Alice, dit-il. Elle est dans la chambre d’hôtel.
— Elle est protégée contre les derniers gadgets ?
— Nous le pensons. Nous avons refusé qu’elle soit scannée par les douanes.
— C’est bien. Elle est de fabrication terro, naturellement. Il y aura toujours un petit soupçon.
— Je fais confiance à Alice. Elle a été examinée par nos meilleurs spécialistes, qui l’ont trouvée entièrement conforme aux spécifications.
— D’accord, fit Miriam d’une voix qui indiquait qu’elle n’était pas entièrement convaincue. Mais tu dois savoir que les penseurs sont généralement trop bien intentionnés et innocents pour comprendre les motivations de la Terre. C’est surtout vrai pour ceux qu’on autorise à l’exportation – ou à l’émigration, si tu veux.
— C’est exact, reconnut Bithras. Mais elle ne fait que conseiller. Elle ne commande pas.
J’écoutais cet échange dans un état de choc.
— Vous êtes une espionne ? demandai-je naïvement.
— Par les étoiles, certainement pas ! fit Miriam en riant.
Elle se tapa sur les cuisses puis redressa théâtralement la tête, lançant ses cheveux en arrière, laissant une main sur un genou, une épaule plus basse que l’autre.
— Vous l’avez vraiment cru, n’est-ce pas ?
— Nous aurons une entrevue, plus tard dans la journée, avec les représentants de Cailetet et de Sandoval, annonça Bithras.
— Cailetet s’est un peu agité dans les brancards, ces derniers temps, fit Miriam. Ils ont racheté des parts et des filiales des autres MA. Ils cherchent à réduire leurs risques dans le marché libre de la Triade.
— Je ne m’attends pas à ce qu’ils me fournissent des réponses, déclara Bithras, mais j’agite le drapeau, pour ainsi dire. Nous sommes disposés à continuer de parler.
Miriam estima que cela ne pouvait pas faire de mal.
— Je te préviens quand même, dit-elle. Je n’ai jamais vu Cailetet agir de cette manière. On dirait que quelque chose leur fait peur.
— J’aimerais en savoir plus sur ces membres de la commission des affaires spatiales, fit Bithras en lui tendant son ardoise.
Des noms dansèrent devant ses yeux, accompagnés d’icônes politiques et d’identifiants de famille et de groupe social. Miriam étudia la liste d’un air songeur.
— Ce sont des gens bien, dit-elle. Droits. Au-dessus de la plaque.
Je cherchai discrètement dans mon ardoise la signification de l’expression « au-dessus de la plaque ». La définition s’afficha : 1. Calme et imperturbable. 2. Qui ne se laisse pas impressionner par la hiérarchie.
— Ce sont des personnes dévouées à leur travail, qui n’ont pas fait de faux pas depuis que je suis ici, continua Miriam. Les élus de la Terre sont une espèce à part, comme tu le sais déjà.
— C’est exact. Nous avons eu des rapports avec quelques-uns d’entre eux sur Mars dans le cadre des gouvernements de district et…
— La différence, c’est que les élus de la Terre sont thérapiés, l’interrompit Miriam. À l’exception de John Mendoza, qui figure sur ta liste. Il est à la tête d’une minorité au Sénat. C’est un mormon. Les Terros n’ont pas réservé à Dauble une réception très chaleureuse, mais le groupe de Mendoza a organisé une réception en son honneur avec Deseret Espace. Ce sont eux qui l’ont hébergée ici durant quelques semaines. Pour l’interroger sur Mars, j’imagine.
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