Chaney inclina la tête en signe d’admiration.
— Vous voyez quelle équipe Katrina est en train de réunir ? Quels hommes le mystérieux Seabrooke a recrutés ? Ils espèrent que nous allons leur rapporter quelque chose de là-bas. Quoi exactement, je donnerais cher pour le savoir.
Arthur Saltus quitta sa chambre et traversa le couloir pour se camper devant la porte de Chaney, en tenue estivale.
— Dites… comment trouvez-vous notre Katrina ? Elle vous plaît ?
— « Que beauté soit pour nous une fin suffisante », dit Chaney.
— Avez-vous avalé tout votre Bartlett ?
— J’aime rôder parmi les vieilles cultures et les temps anciens, dit Chaney avec un large sourire. Mes favoris sont Bartlett et Haakon ; ils offrent chacun dans leur genre un riche florilège, un trésor.
— Haakon ? Qui est Haakon ?
— Un Viking moderne ; il est né trop tard. Il a écrit Pax Abrahamitica, une histoire des tribus du désert. Je dirais que c’est plutôt un trésor poétique qu’une œuvre historique ; ses cartes, ses photos et son texte fournissent tous les renseignements possibles sur les tribus qui vivaient il y a cinq à sept mille ans.
— Des photos vieilles de milliers d’années ?
— Non ; des photos de vestiges de ces civilisations tribales vieilles de milliers d’années : des digues byzantines, des puits nabatéens, des cours d’eau du Néguev coulant toujours dans le même lit qu’autrefois au profit de leurs riverains actuels. Ce que bâtissaient les Nabatéens, c’était fait pour durer. Leurs puits sont encore étanches et sont toujours utilisés par les Bédouins. Le livre en donne quelques bonnes photos.
— J’aimerais voir ça. Voulez-vous me prêter ce bouquin ?
Chaney fit un signe de tête affirmatif.
— Je l’ai avec moi.
Il fixa une porte fermée et écouta les ronflements.
— On le réveille ?
— Non ! Il serait invivable toute la journée. Il est d’une humeur massacrante quand on veut le faire sortir de son repaire avant l’heure qui lui convient. D’ailleurs il ne prend pas de petit déjeuner. Il prétend qu’il pense plus clairement et combat plus efficacement à jeun.
— « Voilà ce qui s’appelle être un vrai Spartiate. »
— Bon, mais laissez votre Bartlett et allons déjeuner.
Ils quittèrent la caserne désaffectée et s’éloignèrent sur l’étroit trottoir de béton, vers le nord, pour se rendre à la cantine. Une jeep et une voiture de l’état-major passèrent dans la rue ; à mi-distance une certaine quantité de voitures civiles stationnaient autour du vaste bâtiment abritant la cantine. Seuls Chaney et Saltus allaient à pied.
— Un temps idéal pour nager, dit Chaney. Y a-t-il une piscine ?
— Oui, forcément. Ce n’est pas sous une lampe que Katrina s’est dorée si joliment. Je crois que c’est là-bas, rue E, près du mess des officiers. Vous voulez l’essayer cet après-midi ?
— Si elle le permet. Il faudra peut-être étudier.
— J’en suis déjà fatigué. Je me moque éperdument de savoir combien de millions d’électeurs à estomac en plastique affiliés au parti A vivront à Chicago dans vingt ans. Enfin, comment pouvez-vous passer des années à jongler avec les chiffres ?
— Les chiffres me fascinent – les chiffres et les gens. Un citoyen peut passer du parti A, mouvement activiste, au parti B, plus conservateur, simplement parce qu’il est soulagé de ses souffrances par un estomac en plastique ; son vote peut modifier le résultat d’une élection, et un gouvernement conservateur – dans une ville, dans un État ou dans la nation – peut se dérober devant un problème dont on a déjà trop retardé la solution. Et s’il y a un problème des Grands Lacs, c’est justement pour cette raison.
— Vous m’excuserez, mais quel est ce problème ? dit Saltus.
— On voit que vous étiez au loin. Les Lacs ont atteint un niveau record. On n’a jamais vu ça ; ils inondent seize mille kilomètres de rivage. Les précipitations annuelles dans le bassin hydrographique des Lacs augmentent continûment depuis quatre-vingts ans et les débordements causent des dégâts. Depuis des années, les maisons d’été culbutent dans les Lacs à mesure que leurs eaux érodent les rives escarpées ; et très bientôt on y verra culbuter autre chose que des maisons d’été. Les plages ont disparu, les ports privés disparaissent, les terres basses se transforment en marécages. Triste situation, Commandant.
— Dites donc, quand nous irons à Chicago pour notre enquête, il faudra peut-être voir si l’avenue du Michigan n’est pas submergée.
— Il n’y a pas de quoi rire. C’est très possible.
— Des catastrophes, toujours des catastrophes. C’est tout ce que vous savez prévoir, avec vos livres et vos statistiques.
— Je n’ai publié qu’un livre. Il n’y a pas eu de catastrophe.
— William m’a dit que c’était de la foutaise. Je ne l’ai pas lu, car je ne lis pas beaucoup, vous savez, mais William fait la petite bouche. Et Katrina m’a dit que les journaux vous ont éreinté.
— Vous avez parlé de moi ? Commérages frivoles !
— Doucement ! Vous êtes arrivé avec deux ou trois jours de retard, ne l’oubliez pas. Il fallait bien parler de quelque chose, alors nous avons parlé de vous principalement – cet unique civil apprivoisé dans notre équipe militaire excitait notre curiosité. Katrina savait tout sur vous ; je parie qu’elle a lu et relu votre dossier. Elle nous a dit que vous aviez eu des ennuis – avec l’Indic, avec les critiques et les exégètes et l’Église et… enfin avec tout le monde. Ce vieux William a dit que vous vous acharniez à détruire les fondements du christianisme. Vous avez bien dû faire quelque chose, tout de même. Les avez-vous ébréchés, ces fondements, ces fondations ?
Chaney répondit d’un mot.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? dit Saltus intéressé.
— C’est de l’araméen. Vous connaissez sa traduction anglaise.
— Répétez-le – lentement – dites-moi ce que ça signifie.
Chaney répéta le mot, et Saltus le tourna sur sa langue, ravi de sa sonorité et de cette version nouvelle d’un certain verbe transitif qu’il connaissait bien.
— Eh bien, ça me plaît.
Il reprit sa route en répétant le mot à voix basse.
— Parlez-moi de ces fondements, dit-il au bout d’un moment.
— J’ai traduit deux parchemins en anglais, et j’ai publié cette traduction, dit Chaney d’un ton résigné. J’aurais pu m’épargner ce temps perdu, passer mes vacances à faire des fouilles. Un homme sur dix a lu le livre lentement et attentivement et a compris ce que j’avais voulu faire – les neuf autres ont commencé à braire avant d’arriver à la moitié du bouquin.
Saltus lui lança un bon sourire.
— William s’est mis à braire, Katrina a paru scandalisée, mais je parierais que Seabrooke l’a lu lentement : Katrina dit que vous avez mis le Bureau dans l’embarras, mais que Seabrooke vous a défendu.
Mais moi qui ne l’ai pas lu et qui ne le lirai probablement pas, où dois-je me situer ?
— Dans les rangs des neutres honnêtes susceptibles de se laisser intimider.
— Très bien, M’sieur. Essayez d’intimider ce neutre honnête.
Chaney mesura des yeux la distance qui le séparait de la cantine. Il se promettait d’être bref ; car c’était pour lui un sujet pénible que ce livre publié par une édition universitaire et mal compris du public.
— Je ne veux pas vous entendre braire, commandant, alors il faut que je commence par vous apprendre le sens d’un mot : midrash.
— Midrash ? Un autre mot araméen ?
— Non, hébreu. Cela veut dire fiction religieuse. Les équivalents modernes ne manquent pas : histoire romancée, émissions sentimentales pour ménagères, romans policiers, films et romans fantastiques ; les Hébreux aimaient leur midrash. C’était même ce qu’ils préféraient en fait de littérature d’imagination ; ils aimaient peupler leurs fictions d’événements et personnages bibliques – si vous voulez, c’était la Bible à la portée des ménagères sentimentales. Les érudits le savent depuis longtemps, ils savent reconnaître le midrash du premier coup d’œil, mais le grand public paraît en ignorer presque entièrement l’existence. Les gens s’imaginent que tout ce qui a été écrit il y a deux mille ans entre dans la littérature sacrée, que c’est l’œuvre de différents saints.
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