Randy avait un an ou deux de plus que lui, et quand il décrocha le combiné, il lui vint à l’idée que c’était peut-être sa femme qui l’appelait. C’était si souvent le cas ces derniers temps, des appels de vieux amis qui venaient en fait des conjoints pour vous informer que l’ami en question était mort.
— Allô ? fit Don.
— Don Halifax, espèce de vieille canaille !
— Randy Trenholm ? Ah, ça alors ! Comment vas-tu ?
— Comment crois-tu qu’on aille quand on a quatre-vingt-neuf ans ? demanda Randy. Je suis encore vivant, voilà tout.
— Tu m’en vois ravi, dit Don. (Il aurait bien voulu lui demander des nouvelles de sa femme, mais il ne se souvenait plus de son prénom.) Alors, quoi de neuf ?
— On parle beaucoup de toi aux infos, ces temps-ci.
— Tu veux dire de Sarah, rectifia Don.
— Non, non. Pas de Sarah. De toi, ou en tout cas dans les newsgroups que je lis.
— Ah, hem, et desquels s’agit-il ?
— Amélioration des Humains . Immortalité . Je Continue .
Il se doutait bien que les rumeurs sur son compte s’étendaient au-delà de son pâté de maisons. Mais « Ah, bon » fut tout ce qu’il trouva à dire.
— Alors, comme ça, Don Halifax côtoie les grands de ce monde, dit Randy. Cody McGavin… Drôlement impressionnant.
— Je ne l’ai rencontré qu’une fois.
— Il a dû te signer un sacré chèque, poursuivit Randy.
Don se sentait de plus en plus mal à l’aise.
— Non, non, fit-il. Je n’ai même pas vu la facture pour le traitement.
— Je ne savais pas que tu t’intéressais à la prolongation de la vie.
— En fait, je ne m’y intéresse pas du tout.
— Mais tu l’as obtenue.
— Écoute, Randy, il commence à être un peu tard. Il y a quelque chose que je peux faire pour toi ?
— Eh bien, comme je le disais, tu connais Cody McGavin…
— Pas vraiment.
— Et alors, j’ai pensé que tu pourrais lui glisser un mot, tu sais, pour moi…
— Randy, je ne…
— Parce que tu vois, Don, j’ai plein de choses à apporter, et encore des tas de choses à faire, mais…
— Randy, honnêtement, je ne…
— Allez, Don. Ça n’est pas comme si tu étais vraiment spécial. Mais il a payé pour ton rollback.
— C’est pour Sarah qu’il voulait un rollback, mais…
— Oh, je sais bien, mais ça n’a pas marché pour elle, hein, c’est ça ? En tout cas, c’est ce qu’on dit. Et là, Don, tu vois, je suis vraiment désolé. J’ai toujours bien aimé Sarah.
Il y eut un silence. Randy attendait manifestement une réaction, comme si maintenant qu’il avait exprimé sa sympathie, il devait recevoir quelque chose en échange. Mais Don ne dit rien. Quand le silence commença à se faire pesant, Randy reprit :
— Bon, toujours est-il qu’il l’a fait pour toi, et…
— Et tu crois qu’il va faire la même chose pour toi, c’est ça ? Écoute, Randy, franchement, je ne sais pas combien tout ce qu’on m’a fait a coûté, mais…
— Sur Amélioration des Humains , ils l’estiment à huit milliards. La plupart des gens sur Je Continue pensent que c’est plutôt dix.
— Mais , insista Don d’une voix ferme, je ne l’ai pas demandé, et je n’en voulais pas, et…
— Et pour des types comme Cody McGavin, c’est de la menue monnaie.
— Je ne crois pas que ce soit de la menue monnaie pour personne, rétorqua Don. Mais peu importe. Il fait ce qu’il veut de son argent.
— Oui, bien sûr, mais maintenant qu’il le distribue à des gens qui ne sont pas richissimes pour qu’ils puissent avoir eux aussi un rollback, je me suis dit, tu sais, que peut-être…
— Je ne peux vraiment rien pour toi. Je suis navré, mais…
La voix au bout du fil semblait de plus en plus désespérée.
— Je t’en prie, Don. J’ai encore plein de choses à apporter. Si j’avais un rollback, je pourrais…
— Quoi ? dit brutalement Don. Guérir le cancer ? C’est déjà fait. Inventer un meilleur piège à souris ? Les techniques génétiques fabriqueront simplement de meilleures souris.
— Non, des choses importantes. Je suis… Tu ne sais pas tout ce que j’ai fait ces vingt dernières années, Don. J’ai… réalisé de grandes choses. Mais il y en a encore tellement que je voudrais accomplir. J’ai besoin de plus de temps, c’est tout.
— Je suis désolé, Randy. Vraiment désolé…
— Si seulement tu voulais bien appeler McGavin, Don. C’est tout ce que je te demande. Juste un coup de fil.
Don pensa un instant lui dire que la dernière fois qu’il avait cherché à joindre McGavin, ça lui avait pris une éternité, mais ça ne le regardait pas.
— Désolé, Randy, répéta-t-il.
— Ah, merde, qu’est-ce que tu as fait pour mériter ça ? Tu n’as rien de spécial, tu n’es pas particulièrement intelligent ni talentueux. Putain, tu as gagné à la loterie, voilà tout, et maintenant, tu ne veux même pas m’aider à m’acheter un ticket.
— Ah, bon sang, Randy…
— C’est vraiment injuste. Tu l’as dit toi-même, tu ne t’intéresses même pas au transhumanisme ni à l’extension de la vie. Mais moi, c’est le but auquel j’ai consacré la majeure partie de mon existence. « Vivez suffisamment longtemps pour pouvoir vivre éternellement »… C’est ce que Kurzweil avait dit. Tenons le coup encore quelques dizaines d’années, et nous aurons des techniques de rajeunissement, nous aurons pratiquement l’immortalité. Eh bien, j’ai tenu le coup, et voilà, les techniques sont là. Mais je ne peux pas me les payer.
— Les prix baisseront…
— Ah, merde, ce n’est pas la peine de me dire que les prix baisseront. Je le sais foutre bien qu’ils baisseront. Mais trop tard, nom d’un chien ! J’ai quatre-vingt-neuf ans ! Si seulement tu voulais bien appeler McGavin, faire jouer deux ou trois relations. C’est tout ce que je te demande – en souvenir du bon vieux temps.
— Je suis navré, dit Don. Je te le jure.
— Halifax, espèce de salopard ! Tu dois faire ça pour moi ! Je… je vais mourir. Je vais…
Don raccrocha brutalement et se redressa dans son fauteuil en tremblant. Il songea un instant monter voir Sarah, mais elle ne serait pas plus capable que Randy Trenholm de comprendre ce qu’il devait endurer. Il aimerait tellement avoir quelqu’un à qui parler… Bien sûr, il y avait d’autres gens qui avaient subi un rollback, mais ils étaient totalement hors de portée – l’abîme financier qui le séparait d’eux l’emportait largement sur leur expérience commune du rajeunissement.
Au bout d’un moment, il finit par monter à l’étage. Après avoir accompli machinalement tous les gestes pour se préparer à se coucher, il s’allongea à côté de Sarah qui dormait déjà, et il contempla le plafond – une activité qu’il semblait pratiquer de plus en plus souvent ces derniers temps.
D’une certaine façon, Randy Trenholm avait raison. Il y avait des gens qu’il serait utile de conserver. Le dernier des douze cosmonautes à avoir marché sur la Lune était mort en 2018. Le plus grand triomphe de l’espèce humaine s’était produit du vivant de Don, mais il n’y avait plus personne aujourd’hui qui ait posé le pied sur la Lune. Il n’en restait plus que des photos, des vidéos, des cailloux et quelques rares descriptions poétiques, telles que la « désolation magnifique » d’Aldrin. Les gens persistaient à dire que, forcément, on finirait par retourner sur la Lune. Il vivrait peut-être suffisamment longtemps pour voir ça, songea Don, mais en attendant, l’expérience véritable de ces petits pas et de ces bonds de géant s’était effacée de la mémoire vivante.
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