Des écrans montraient des extraits de vieilles émissions de la CBC. Il se souvenait de certaines, et la plupart avaient de quoi faire frémir… Entreposés dans les sous-sols, il devait y avoir ici des kilomètres d’effroyables navets tels que King of Kensington et Rocket Robin Hood . Il y avait peut-être certaines choses qu’il valait mieux effacer de la mémoire vivante. Certaines choses devraient peut-être rester éphémères…
Du vieux matériel radio et télé était également exposé sur des étagères, y compris des appareils qu’il avait lui-même utilisés au début de sa carrière. Il secoua la tête. Ce n’était pas le poste de conservateur qu’il lui fallait. On devrait le mettre sur une de ces étagères, une relique d’un passé depuis longtemps enfui.
Bien sûr, il n’avait pas l’air d’une relique – et la Grande Foire annuelle canadienne n’avait plus sa galerie de monstres. Il se souvenait à peine d’avoir visité la foire quand il était gamin, avec les bonimenteurs qui vantaient les mérites des hommes à queue de poisson et les charmes des femmes à barbe.
Il quitta le musée et sortit du bâtiment par la porte donnant sur Front Street. Il existait bien d’autres sociétés de diffusion en ville, mais il ne pensait pas avoir plus de chance avec elles. Et de toute façon, il aimait travailler sur des pièces et des documentaires radiophoniques, le genre d’émissions qu’on ne trouvait plus guère qu’à la CBC. Pour ce qui était des autres compagnies, son CV aurait aussi bien pu mentionner qu’il avait peint des murs dans les grottes de Lascaux.
Don arriva à l’entrée d’Union Station, qui se trouvait dans la plus ancienne section du métro, là où le réseau formait une boucle. Il s’engagea dans l’escalier et franchit le portillon, en payant le tarif adulte normal – pas le tarif senior –, puis il prit l’escalator jusqu’au quai. Il se trouva sous l’une de ces horloges digitales suspendues au plafond. Quand une rame s’engouffra dans la station, il sentit ses cheveux voler dans le courant d’air et…
Et il se trouva soudain totalement incapable de bouger. Les portes s’ouvrirent avec leur roulement de tambour métallique, des passagers sortirent et d’autres montèrent. Puis les trois notes familières retentirent pour indiquer que les portes se refermaient, et le train se remit en branle. Il s’avança comme un automate jusqu’à ce que ses pieds soient juste au bord du quai, et il regarda la rame s’éloigner.
Un petit garçon, âgé de cinq ou six ans tout au plus, le regardait par la vitre arrière. Don se souvint qu’il aimait s’asseoir à l’avant du premier wagon, quand il était gamin, pour regarder défiler le tunnel devant lui. Mais la dernière voiture, c’était presque aussi bien. Il y eut un grand grincement quand la rame entama son virage pour repartir au nord, et puis elle disparut. Don regarda les rails, un mètre cinquante en contrebas, et le bout de ses chaussures qui dépassaient du quai. Il aperçut une petite souris grise qui se faufilait au milieu de la voie, puis il vit le troisième rail avec les panneaux maculés de crasse mettant en garde contre les risques d’électrocution.
Bientôt, une autre rame s’approcha sur la voie incurvée. Ses phares firent danser des ombres dans le tunnel avant qu’on puisse la voir. Don perçut la vibration du train à quelques centimètres de son visage quand il passa devant lui, et sentit ses cheveux voler encore une fois.
Le train s’arrêta. Don regarda par la vitre juste devant lui. La plupart des voyageurs descendaient à Union, mais il en restait quelques-uns à bord pour franchir le coude.
Franchir le coude …
C’était la méthode traditionnelle pour en finir… Ici, à Toronto, c’était comme ça que les désespérés avaient toujours résolu leurs problèmes, déjà bien avant sa naissance. Les rames s’engouffraient dans la station à grande vitesse. En attendant juste au bout du quai, on pouvait sauter devant un train qui arrivait, et…
Et voilà, terminé.
Bien sûr, ça ne serait pas très sympa pour le conducteur. Don se souvenait d’un article dans le Star , autrefois, racontant le traumatisme que c’était pour les machinistes quand les gens se suicidaient comme ça. Les conducteurs avaient souvent besoin d’être mis en congé maladie, et certains avaient tellement peur que ça se reproduise qu’ils ne pouvaient jamais plus reprendre leur travail. Dans le centre-ville, les stations étaient séparées de quarante-cinq secondes. Les machinistes n’avaient même pas le temps de se détendre entre deux.
Mais tout ça, c’était du temps où les trains avaient des conducteurs humains. Aujourd’hui, ils étaient pilotés par de belles mécaniques, grâce à McGavin Robotics.
Il y aurait une certaine ironie là-dedans… C’était tentant, et…
Et il se mit à trembler de la tête aux pieds. Soudain, il banda tous ses muscles pour s’élancer aussi vite qu’il pouvait, et…
Et il eut juste le temps de se glisser entre les portes avant qu’elles ne se referment en grondant. Pendant tout le trajet du retour, Don garda le poing serré sur la barre métallique, comme un naufragé qui s’agrippe désespérément à un bout de bois flottant.
En 2009, Sarah avait passé au moins autant de temps à discuter du questionnaire des Dracons qu’à enseigner l’astronomie, et le sujet débordait souvent sur ses conversations avec Don. Un soir, alors que Carl était au sous-sol à jouer aux Sims 4 et que la petite Emily était à une réunion d’éclaireuses, Sarah dit :
— Voici un dilemme moral soulevé aujourd’hui sur le newsgroup du SETI. Certains d’entre nous pensent avoir deviné ce que les extraterrestres cherchent à savoir avec leur questionnaire, ce qui veut dire que nous pourrions leur fournir les réponses qu’ils attendent, dans l’espoir qu’ils maintiennent leur contact avec nous. Et voici donc la question : devons-nous mentir pour obtenir ce que nous, nous voulons ? Autrement dit, à quel point est-il immoral de tricher dans un questionnaire portant sur la morale ?
— Les Dracons sont probablement au moins aussi malins que nous, tu ne crois pas ? dit Don.
— C’est exactement ce que j’ai dit ! répondit Sarah, qui semblait contente de voir ses vues confirmées. Les instructions qu’ils donnent indiquent clairement que les mille réponses que nous enverrons devront être formulées indépendamment et en privé. Ils disent qu’il pourrait y avoir des questions complémentaires ultérieurement, et que toute concertation entre les participants rendrait l’exercice complètement caduc. Et je les soupçonne d’avoir un moyen de déterminer si les réponses proviennent d’une seule personne au lieu du millier d’individus qu’ils ont demandé – ou même d’un groupe de gens qui auraient collaboré. Tu sais, avec une analyse statistique des réponses.
Ils étaient en train de procéder à un grand ménage. Comme ils travaillaient tous les deux pendant la journée, les tâches domestiques passaient au second plan. Don époussetait le dessus de cheminée.
— Tu sais ce que j’aimerais ? dit-il d’un air distrait en regardant la litho d’Emily Carr accrochée au mur au-dessus. Un de ces grands écrans plats de soixante pouces. Tu ne crois pas que ça ferait beaucoup d’effet, juste là ? Je sais qu’ils coûtent encore une fortune, mais je suis sûr que les prix vont baisser.
Sarah s’occupait de rassembler les journaux éparpillés.
— J’espère pour toi que tu seras encore là pour le voir.
— Bon, poursuivit-il, qu’est-ce que tu disais à propos du questionnaire ?
— Ah oui. Même si on voulait tricher en préparant toutes les réponses en comité, il y a certaines questions pour lesquelles, franchement, on ne sait pas quelle est la « bonne » réponse.
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