En décembre, elle avait rencontré un vieillard de quatre-vingt-sept ans qui s’appelait Don Halifax, et on lui avait dit que quelqu’un de ce nom allait venir chercher quelques papiers pour Sarah, et par conséquent…
Oui, bien sûr, c’était parfaitement logique de sa part.
— Oui, c’est ça, dit-il.
En fait, ça n’était pas loin de la vérité, mais pas comme elle le pensait. Son nom complet était Donald Roscoe Halifax, et Roscoe avait été le prénom de son grand-père paternel.
Alors, pourquoi pas ? Cette petite fiction ne pouvait pas faire de mal, et il avait vraiment horreur de devoir expliquer sa situation. Il n’avait absolument pas envie de raconter toute cette malheureuse histoire à chaque personne qu’il rencontrait. Et de toute façon, il y avait peu de chances qu’il revoie jamais cette fille.
— Ravie de vous connaître, dit Lenore. J’ai eu l’occasion de rencontrer votre grand-père. C’est un homme absolument charmant !
Il fut heureux de cette remarque, et il s’autorisa un petit sourire.
— Oui, c’est très vrai.
— Et comment va… (Don retint son souffle. Si elle avait terminé sa phrase par « votre grand-mère », il n’aurait sans doute pas pu continuer la mascarade, mais elle dit :) Comment va le professeur Halifax ?
— Elle va bien.
— Tant mieux, dit Lenore. (Mais elle surprit Don quand elle ajouta en secouant la tête :) Il y a des fois où j’aimerais être plus vieille.
Elle sourit et se leva, puis elle tira sur le bas de son tee-shirt pour l’ajuster, ce qui eut pour effet de faire ressortir la courbe de ses seins.
— Vous comprenez, comme ça, j’aurais pu l’avoir comme directrice de thèse. Ce n’est pas que le professeur Danylak ne soit pas bien, au contraire, mais c’est très frustrant d’étudier là où a travaillé la plus grande experte dans la spécialité que j’ai choisie, et de n’avoir pratiquement aucun contact avec elle.
— Vous êtes spécialisée dans le SETI, vous aussi ?
Elle hocha la tête.
— Ouaip. Alors, comme vous pouvez l’imaginer, le professeur Halifax est un peu mon idole.
— Ah, fit-il.
Il examina la pièce où il se trouvait, parce que…
Parce que, se rendit-il soudain compte, il avait peut-être regardé trop longtemps, et trop fixement, cette jeune femme très attirante.
Il y avait les cloisons de séparation habituelles, et tout un mur était garni d’armoires de classement. Toute sa vie, il avait entendu prédire dans un avenir proche l’avènement du bureau sans papier et de la voiture volante, mais peut-être que maintenant, il vivrait suffisamment longtemps pour voir l’un ou l’autre devenir une réalité.
Il ouvrit la bouche pour continuer, mais il s’arrêta à temps. Il avait été sur le point de dire : « Sarah m’a demandé de… », mais qui pouvait bien appeler sa grand-mère par son prénom ? Et pourtant, il lui était impossible de prononcer les mots : « Ma grand-mère ». Il finit par recourir à une tournure impersonnelle.
— On m’a demandé de passer prendre quelques vieux dossiers.
— Ah oui, fit Lenore, je suis au courant. Comme je suis tout en bas de l’échelle hiérarchique, c’est forcément moi qui dois aller fouiller dans le sous-sol pour tout le monde. Attendez, je vais vous les donner.
Elle traversa la pièce, et Don ne put s’empêcher d’observer attentivement le balancement de ses fesses sous son short. Sur une des armoires était posée une pile de papiers d’au moins trente centimètres, classés dans plusieurs grandes enveloppes.
Don avait peur que sa nouvelle apparence physique ne résiste pas à un examen attentif. Il en était tellement étonné lui-même qu’il était persuadé que les autres devaient être tout aussi surpris. Mais quand Lenore lui tendit les documents, elle ne sembla rien lui trouver de bizarre.
De son côté, il remarqua une légère odeur fruitée – comme c’était merveilleux de pouvoir de nouveau sentir les choses ! Ce n’était pas du parfum. Il s’agissait probablement de son shampoing ou de sa laque, et c’était fort agréable.
— Ah, bon sang ! fit-il. Je ne m’attendais pas à ce qu’il y en ait autant !
— Vous voulez un coup de main pour les porter jusqu’à votre voiture ? demanda Lenore.
— En fait, je suis venu en métro.
— Ah ! Si vous voulez, je peux vous les mettre dans un carton.
— Merci, mais… (Elle haussa ses sourcils d’un roux orangé, et il poursuivit :) C’est juste que j’avais l’intention d’aller au Musée des Beaux-Arts, cet après-midi. Il y a une exposition de verres soufflés réalisés par Robyn Herrington, et j’aimerais bien la voir.
— Bah, le musée n’est qu’à deux ou trois cents mètres. Pourquoi ne pas laisser les papiers ici, et repasser les prendre quand vous aurez fini ?
— Je ne voudrais pas vous déranger.
— Oh, mais ça ne me dérange pas du tout ! Je serai ici jusqu’à cinq heures.
— Une acharnée du boulot, hein ? Vous devez vraiment vous plaire, ici.
Elle posa son ravissant fessier sur un coin de bureau.
— Ah ça, oui. C’est formidable.
— Vous préparez un doctorat ?
— Non, pas encore. Je termine juste ma maîtrise.
— Vous avez fait votre deuxième cycle ici ?
— Non, non. J’étais à Simon Fraser.
Il hocha la tête.
— Et c’est votre ville natale ? Vancouver ?
— Ouaip. Et vous m’excuserez si je vous dis ça, mais c’est infiniment mieux qu’ici. L’océan me manque beaucoup, les montagnes aussi, et je ne supporte absolument pas le climat de Toronto.
— Mais toute cette pluie à Vancouver, ça ne finit pas par vous lasser un peu ?
— Je ne la remarque même pas, tellement j’y suis habituée. Mais la neige ici en hiver ! Et l’humidité en ce moment… Je crois que je mourrais s’il n’y avait pas l’air conditionné.
Don n’était pas particulièrement emballé non plus par le climat de Toronto. Il hocha de nouveau la tête.
— Alors, j’imagine que vous retournerez là-bas quand vous aurez terminé vos études ?
— Non, probablement pas. J’aimerais aller quelque part dans l’hémisphère Sud. Le SETI n’a pas encore suffisamment exploré le ciel austral.
— Vous avez un endroit particulier en tête ? demanda Don.
— L’université de Canterbury a un département d’astronomie très chouette.
— Et elle se trouve où ?
— En Nouvelle-Zélande, à Christchurch.
— Ah, fit Don. Les montagnes et l’océan…
Elle sourit.
— Exactement.
— Vous êtes déjà allée là-bas ?
— Non, jamais. Mais un jour…
— C’est vraiment formidable.
— Vous y êtes allé, vous ? demanda-t-elle en faisant grimper ses sourcils sur son front plein de taches de rousseur.
— Ouaip, fit-il en adoptant la façon qu’elle avait de parler. C’était en… (Il s’arrêta juste à temps. Il avait failli dire « en 1992 »…) Oh, il y a quelques années.
— Wooow ! fit Lenore en plissant joliment la bouche pour émettre le son. C’était comment ? Ça vous a plu ?
Il se dit qu’il devrait arrêter de la fixer comme ça dans les yeux, et son regard se porta sur l’horloge digitale accrochée au mur. Elle indiquait 13:10. Il commençait à avoir faim. C’était encore une chose qui lui était revenue en même temps que son odorat, maintenant que son corps s’était entièrement renouvelé. Pendant si longtemps, il s’était contenté de minuscules repas, se faisant mettre de côté les restes quand il dînait dehors pour les rapporter à la maison. Pendant le rollback, alors que son corps reconstituait la masse musculaire qu’il avait perdue, il avait mangé comme un ogre. À présent, son appétit s’était stabilisé à ce qu’il était quand il avait vraiment eu vingt-cinq ans, mais il n’en restait pas moins prodigieux.
Читать дальше