— Bon, fit Don, en tout cas, merci de me laisser revenir tout à l’heure pour prendre les papiers. Je crois que je ferais mieux d’y aller, maintenant.
— Où ça, au Musée des Beaux-Arts ?
— En réalité, je pensais d’abord aller manger un morceau. Il y a un endroit correct, dans le coin ?
— Il y a le Duke of York , dit-elle. C’est très chouette. En fait…
— Oui ?
— Eh bien, j’envisage très sérieusement de m’inscrire en Nouvelle-Zélande. J’aimerais bien te poser des tas de questions là-dessus. Ça t’ennuie si on déjeune ensemble ?
Don et Lenore sortirent du bureau et quittèrent l’immeuble. Le soleil était haut dans le ciel de mercure, et l’atmosphère humide était étouffante. Au sud, la Tour CN vibrait dans la brume de chaleur. Le campus avait été pratiquement désert, mais Bloor Street était remplie d’un mélange d’employés et de touristes, avec quelques robots. Tous semblaient pressés d’aller ailleurs. Tout en marchant, Don et Lenore bavardèrent à propos de la Nouvelle-Zélande.
— C’est un pays formidable, dit-il, mais je dois te prévenir, ils ont cette habitude agaçante de mettre une tranche de betterave sur les hamburgers, et… Oh, regarde ! (Une voiture était garée le long du trottoir. Il pointa le doigt vers la plaque d’immatriculation bleu et blanc : QHFI-294, avec le tiret habituel dans l’Ontario représentant une couronne stylisée.) Fiqh, ajouta-t-il.
Lenore haussa les sourcils jusqu’à la racine des cheveux.
— Le droit musulman ! s’exclama-t-elle absolument ravie. Tu joues au Scrabble ?
Tout joueur de Scrabble digne de ce nom connaissait par cœur la liste des quelques mots comportant un « Q » mais pas de « U ».
— Ah ça, oui, fit-il en souriant.
— Moi aussi, dit Lenore. Je m’entraîne toujours avec les plaques minéralogiques. Il y a quelques semaines, j’ai vu deux voitures côte à côte, et leurs plaques étaient des anagrammes de « bile » et « vomi ». Ça m’a fait rire pendant des jours rien que d’y penser.
Ils poursuivirent leur chemin tout en continuant de parler de la Nouvelle-Zélande, et quand ils arrivèrent au restaurant, ils avaient pratiquement fait le tour de ce que Don pouvait dire sur le sujet. Le Duke of York s’avéra être une sorte de pub à un étage donnant sur une rue tranquille au nord de Bloor. Les autres bâtiments de la rue, tous des maisons anciennes superbement rénovées, semblaient abriter les bureaux d’avocats et de financiers de renom.
On les conduisit jusqu’à une petite alcôve au fond du restaurant, et ils s’installèrent. Les haut-parleurs diffusaient du rock – enfin, les gamins d’aujourd’hui devaient sûrement appeler ça autrement. Dieu merci, la salle était climatisée.
Trois hommes étaient assis à une table voisine. Une serveuse de l’âge de Lenore – et presque aussi jolie –, portant un haut noir très ajusté avec un large décolleté, était en train de prendre leur commande de vin pour accompagner leur repas.
— Rouge ou blanc ? demanda l’un des trois convives en regardant ses compagnons.
— Rouge, répondit son voisin de gauche, et « Rouge », répéta le type à sa droite.
Le premier leva la tête vers la serveuse et lui dit :
— J’ai entendu rouge.
Lenore se pencha vers Don et lui murmura, tout en désignant d’un mouvement de tête celui qui venait juste de parler :
— Wow , fit-elle. Il doit être atteint de synesthésie.
Don s’esclaffa, absolument enchanté.
La serveuse reporta son attention sur eux. Elle était grande, avec de larges épaules, un teint chocolat et de longs cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’à la taille.
— Est-ce que je peux… Oh, Lennie ! Je n’avais pas vu que c’était toi, ma chérie !
Lenore eut un petit sourire gêné en se tournant vers Don.
— Je travaille ici deux soirs par semaine.
Don eut soudain une image mentale assez agréable, celle de Lenore habillée comme la serveuse, dont le badge indiquait le nom de « Gabby ». Gabby posa une main sur sa hanche bien arrondie et dévisagea Don.
— Et qui est ce monsieur ? demanda-t-elle d’un air faussement grave, comme si le compagnon de Lenore devait se préparer à subir un examen de passage.
— C’est Don, un ami.
— Bonjour, dit-il. Ravi de vous connaître.
— Enchantée, moi aussi, dit Gabby. (Elle se tourna de nouveau vers Lenore.) On se voit à la banque samedi ?
— Oui, bien sûr.
Gabby leur demanda ce qu’ils aimeraient boire. Lenore demanda un verre de vin blanc, tandis que Don commandait son Coca Light habituel. Il était bien content que Coca-Cola et Pepsi aient enfin fusionné. Il avait horreur du petit jeu de « Du Pepsi, ça ira ? » dans les endroits où ils ne servaient autrefois que cette marque.
— Bon, fit-il une fois Gabby partie, tu vas l’aider à dévaliser une banque ?
Lenore parut un peu embarrassée.
— En fait, c’est une banque alimentaire. Gabby leur donne un coup de main toute la semaine. Moi, je n’y vais en général que le samedi. (Elle se tut un instant, puis elle ajouta, comme si elle éprouvait le besoin de se justifier :) Quand on travaille dans un restaurant, on voit un tel gâchis de nourriture, alors qu’il y a encore tellement de gens qui ont faim.
Il détourna les yeux, en se demandant combien de gens – ah, bon sang, combien de millions de gens on aurait pu nourrir avec l’argent dépensé pour le rajeunir.
Comme Don avait pu le constater sur son répondeur téléphonique, Lenore était du genre volubile, et il se contentait pour l’essentiel de l’écouter parler. En fait, c’était beaucoup moins risqué que de parler lui-même. Elle avait un visage tellement animé, une voix tellement enjouée, qu’il aurait pu l’écouter comme ça pendant des heures. Il faisait quand même un effort de temps en temps pour alimenter la conversation.
— Alors, comme ça, tu aimes Onderdonk, dit-il en désignant le tee-shirt qu’elle portait.
— Oh, ils sont tordus, répondit-elle. (Il n’avait aucune idée de si c’était bien ou pas, et il resta impassible.) Et toi ? Quels groupes tu aimes ?
Aïe… Il s’était fourré lui-même dans ce pétrin. Les groupes de sa jeunesse – ELO, Wings, Supertramp, April Wine – ne diraient rien à Lenore, et il avait beau se creuser la tête, aucun nom de groupe actuel ne lui venait à l’esprit.
— Je, heu…
Et soudain, dans un éclair de génie, il indiqua le haut-parleur qui diffusait une chanson dont il ne connaissait pas le titre, par un groupe dont il ignorait le nom…
Mais Lenore hocha la tête d’un air impressionné.
— Hyperfab, dit-elle. Astrotop.
Don essaya de ne pas laisser paraître sa perplexité. Un de ces deux mots désignait probablement le nom du groupe tandis que l’autre exprimait une réaction d’approbation de son choix. Si la situation avait été inversée, si Lenore avait désigné le haut-parleur au moment où on aurait joué, disons, Call Me – un tube de ses années d’étudiant –, il aurait d’abord indiqué le musicien, puis son propre commentaire : « Blondie. Cool. » Il fit donc l’hypothèse que « Hyperfab » était le nom du groupe, et « astrotop » un terme flatteur. C’est exactement comme déchiffrer un langage extraterrestre , songea-t-il. Sarah serait fière de moi .
— Et qui d’autre encore ? demanda Lenore.
— Hmm… (Au bout d’un moment, en désespoir de cause, il lâcha :) Les Beatles.
— C’est pas vrai ! glapit-elle. Je les adore ! C’est quoi, ta chanson préférée ?
— Yesterday .
Elle eut un murmure approbateur.
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