— Ce sont sûrement les fils du vent ?
Le sang monta à la tête de l’Étrusque et du Grec qui couraient aussi vers la mer par un raccourci connu de Pandion. Ils s’arrêtèrent au sommet d’une colline.
— Mais oui, ce sont les fils du vent ? cria Cavi.
L’ombre violette de la haute montagne s’étalait sur la grève et recouvrait les flots, ternissant leur éclat et leur prêtant la nuance obscure de la forêt vierge. Des vaisseaux noirs, pareils à ceux de l’Hellade, la proue cambrée en cou de cygne, avaient déjà été halés sur le sable grisâtre. Il y en avait cinq. Avec leurs mâts baissés, ils ressemblaient à de grands canards endormis sur la plage.
Devant eux, allaient et venaient des guerriers barbus en manteaux d’étoffe grossière, qui portaient des boucliers ronds, bardés de cuivre étincelant, et balançaient à bout de bras des haches à longs manches. Les capitaines, les marchands et tous les membres de l’équipage qui n’étaient pas de garde, devaient déjà être au bourg. Les deux amis retournèrent sur leurs pas.
Kidogo les attendait impatiemment au seuil de la hutte.
— Les fils du vent sont auprès de nos chefs, annonça-t-il. J’ai demandé à mon oncle de parler au grand chef qui se chargera lui-même des négociations à votre sujet. Ce sera plus sûr. Les fils du vent n’ayant aucun intérêt à se brouiller avec lui, ils vous amèneront à bon port, sains et saufs … Le Noir tordit ses lèvres dans un sourire sans gaîté.
Des centaines de personnes s’étaient rassemblées sur le rivage pour assister au départ des vaisseaux. Les fils du vent se dépêchaient, car le soleil déclinait et ils tenaient absolument à démarrer aujourd’hui. Les navires chargés oscillaient lentement au bord des récifs. Parmi la cargaison, se trouvait le don des indigènes, qui devait payer le voyage. Pour atteindre les embarcations, il fallait suivre un bas-fond, dans l’eau jusqu’à la poitrine. Les capitaines s’attardaient sur la côte, exhortant les Noirs à leur livrer davantage de marchandises l’année prochaine et promettant d’être ponctuels.
Cavi, debout à côté de Kidogo, tenait d’une main le crâne du terrible guichou, enveloppé dans la peau de la bête. Lui et Pandion avaient reçu, en souvenir de leur ami noir, deux coutelas de jet. Cet engin de guerre, inventé par le peuple de Tengréla, avait l’aspect d’une large plaque de bronze à cinq branches, dont quatre recourbées en croissant et acérées ; la cinquième, en forme de doigt, était plantée dans un manche en corne. Lancé d’une main experte, il tournait en sifflant et tuait raide la victime à vingt coudées de distance.
Le cœur lourd, Pandion examinait ses nouveaux hôtes et compagnons de voyage. Leurs figures tannées étaient couleur de brique foncée, des barbes incultes se hérissaient autour de leurs joues ; leur démarche pesante et déhanchée, les plis rudes des lèvres et du front n’avaient rien de la bonhomie propre aux congénères de Kidogo. Néanmoins, Pandion leur faisait confiance, peut-être parce qu’ils étaient comme lui dévoués à la mer et vivaient avec elle en bonne entente. Ou peut-être à cause de leur langage, où Pandion et Cavi rencontraient des mots familiers …
Les fils du vent avaient consenti volontiers à embarquer les anciens esclaves, aux conditions proposées par le chef indigène. Iorouméfa, l’oncle de Kidogo, avait même réussi à garder au profit des affranchis six défenses d’éléphants et deux corbeilles de noix médicinales. Les marins séparèrent les passagers contre leur gré : six Libyens durent monter sur l’un des navires, Cavi, Pandion et trois Libyens sur un autre.
Le port d’attache des fils du vent se trouvait à proximité de la Porte des Brumes, à une énorme distance de la patrie de Kidogo : deux grands mois de traversée par le temps le plus favorable. Cavi et Pandion en étaient décontenancés : ils n’avaient pas imaginé que la route fût si longue et voyaient que ces hommes avaient autant de mérites à braver la mer que les maîtres d’éléphants à combattre la savane africaine. Du port des fils du vent au pays de Pandion, il y avait presque toute la Grande Verte à franchir, mais cette distance était deux fois et demie plus courte que la première. Les marins tranquillisaient Pandion et Cavi, leur certifiant que des vaisseaux phéniciens venaient souvent chez eux de Tyr, de Crète, de Chypre et du grand golfe de Libye [109] La Grande Syrie, golfe de la Méditerranée à l’ouest de l’Égypte.
.
Mais à l’heure actuelle, sur la côte, Pandion n’y songeait pas. Éperdu, il fixait la mer, comme s’il voulait mesurer l’immense route à parcourir, puis se tournait vers Kidogo. Le commandant de la flotte, qui portait un cercle d’or forgé sur ses cheveux crépus, lança d’une voix forte l’ordre l’embarquer.
Kidogo saisit les mains de ses amis, sans cacher ses larmes.
— Adieu, pour toujours, Pandion, et toi, Cavi ? murmura-t-il. Là-bas, dans votre pays lointain, ressouvenez-vous de Kidogo, votre fidèle compagnon qui vous aime ? N’oubliez pas notre esclavage au Kemit, où l’amitié seule nous soutenait, l’insurrection, la fuite, la grande marche vers la mer … Je serai avec vous en pensée. Vous me quittez à jamais, vous qui m’êtes plus chers que la vie ? La voix de Kidogo était devenue plus ferme. Je veux croire que les hommes apprendront un jour à ne pas craindre les espaces du monde. Les mers les relieront … Mais moi, je ne vous reverrai plus … Grande est ma peine … Le corps athlétique du Noir fut secoué de sanglots.
Les mains des trois amis se joignirent dans une dernière étreinte. Les fils du vent criaient du navire …
Pandion lâcha prise, Cavi s’éloigna. Ils pénétrèrent dans l’eau tiède et s’en furent vite vers les vaisseaux, en glissant sur les pierres du fond.
Le jeune Grec remontait sur un pont de bâtiment pour la première fois depuis des années ; une réminiscence de voyages heureux le caressa comme un souffle de brise. Mais le passé, à peine entrevu, s’effaça de nouveau. Toutes ses pensées allaient à la haute silhouette noire, isolée de la foule, juste au bord de l’eau. Les rames s’abattirent dans un rejaillissement et poussèrent à coups rythmés le navire au-delà des récifs. Ensuite les marins hissèrent la grande voile et le vent la gonfla.
Les hommes attroupés sur la grève se rapetissaient à vue d’œil ; Kidogo n’était plus qu’un point noir. Le crépuscule masqua le rivage ; seule, la chaîne de montagnes s’érigeait, sinistre, derrière la poupe … Cavi essuyait de grosses larmes à la dérobée. Une chauve-souris géante, venue de la côte que longeaient les vaisseaux, frôla de son aile le visage de Pandion. Ce contact soyeux lui fit l’effet d’un salut suprême du pays qu’il avait quitté. C’était dur de se séparer de l’ami fidèle, de cette contrée où il avait tant souffert et laissé une partie de son cœur. Le jeune homme sentait que dans sa patrie, aux heures de tristesse et de lassitude, l’Afrique lui paraîtrait toujours belle et séduisante, parce qu’il l’avait perdue à jamais … comme Irouma. Rejetant tout ce qui lui était devenu familier, Pandion se tourna en direction de l’Hellade et frémit d’inquiétude. Qu’est-ce que le sort lui réservait là-bas, après une si longue absence ? Comment vivrait-il avec les siens à son retour ? Qui trouverait-il ? Thessa … Etait-elle en vie, l’aimait-elle toujours, ou bien …
Les navires tanguaient d’un mouvement monotone le cap à l’Ouest. Ils ne tourneraient vers le Nord qu’au bout d’un mois, avaient dit les fils du vent. L’haleine puissante de l’océan agitait les cheveux de Pandion. Alentour, les marins taciturnes allaient et venaient sans hâte. Ces descendants des navigateurs crétois lui semblaient plus étrangers que les Noirs de l’Afrique. Il serra dans sa main le cachet pendu à son cou et renfermant la pierre qui gardait l’image de Kidogo ; puis il alla rejoindre dans un coin du vaisseau ses camarades dépaysés …
Читать дальше