Ed Porter a tout enregistré. Passionet va l’adorer. Et en plus, il est à l’abri. Il esquisse un pas de danse et, pour se détendre un peu, se repasse en boucle le dernier orgasme des deux tourtereaux (y insérant des souvenirs de leurs copulations passées), concluant chaque jouissance par une vision de la tête de Candy en train d’exploser. Passionet ne diffusera jamais cette bande, mais Ed a des relations et il sait qu’elle sera populaire auprès de clients d’un genre spécial ; il se masturbe frénétiquement et éjacule à plusieurs reprises, grisé par ce mélange d’amour bovin et de mort subite…
Une demi-heure plus tard, alors qu’il tire sur son pénis meurtri pour lui arracher une nouvelle érection, un poteau métallique provenant d’un monument du centre-ville se plante dans la fenêtre du bureau de Passionet, ouvrant un accès au vent ; quelques instants plus tard, le bâtiment s’effondre mais Ed Porter, le pantalon sur les chevilles et le poteau en travers du torse, n’en a plus rien à cirer. Moins d’une heure après, l’enregistrement des ultimes instants de Bill et de Candy est emporté par les eaux (les bandes sont fort légères et rangées dans des boîtiers en plastique) et promis à un éternel oubli.
Les satellites déplaçables commencent à se faire rares et, pour le moment, seuls les sites d’Edwards et de Baikonour peuvent en lancer sur orbite polaire. Les Kazakhs se montrent extrêmement coopératifs, mais leurs installations sont vétustes (leur premier lancement a eu lieu bien avant la naissance du président Hardshaw), et quant à la base Edwards, elle n’a été conçue que pour lancer de temps à autre des satellites de défense.
En outre, il est quasiment impossible d’entrer en communication avec la région ravagée par le cyclone. Lorsque Clem s’est orienté vers l’est en frôlant les côtes nord de l’archipel de Hawaii, les fréquences accessibles ont disparu les unes après les autres, et on a dû renoncer à la XV, puis à la TV haute définition et finalement à l’image du téléphone… Seules subsistent quelques liaisons audio et, chaque fois qu’un satellite est en mesure de les capter, les émissions des radioamateurs de Lanai et de Molokai qui rapportent leurs observations – mais comme les conditions météo ne leur permettent pas de déployer leurs antennes extérieures, c’est à peine si leurs signaux atteignent l’orbite la plus basse.
D’après l’amiral Singh, la flotte de secours a dû affronter une mer démontée, mais elle continue de s’éloigner de Clem et les réfugiés de Midway ont de bonnes chances d’être bientôt tirés d’affaire.
Clem a engendré de violentes tempêtes qui frappent la côte ouest, mais la plupart des avions venus de Hawaii ont pu atterrir à temps et on ne déplore aucun accident grave. Les vols transpacifiques, qui s’effectuent à quinze mille mètres d’altitude, n’ont pas été interrompus, et il paraît que leurs passagers se disputent les places bâbord afin de pouvoir observer Clem depuis les hauteurs.
Hardshaw considère les rapports posés sur son bureau et pousse un soupir. Apparemment, tout se passe bien… sauf qu’elle ne reçoit plus aucune information de Hawaii. La marée de tempête déclenchée par le changement de direction du cyclone achèvera sans doute sa course sur la côte sud du Mexique, mais celle-ci est en grande partie inhabitée et le gouvernement devrait avoir le temps de déclencher son évacuation. La marée de tempête qui l’avait précédée se dirige vers l’État de Washington et vers la Colombie-Britannique, dont l’évacuation en cours est retardée par un petit déluge.
Qu’est-il arrivé à Hawaii ? Telle est la question. L’une après l’autre, les principales îles ont cessé de répondre aux appels, de Kauai à la Grande île, il y a quelques heures à peine – en fait, un petit malin de la FEMA a inventé le concept de Degré du silence : 28 degrés sur l’échelle de Beaufort. Lorsque le vent atteint cette intensité, dit-il, toutes les communications sont coupées.
Oahu semble avoir tenu le coup jusqu’à 29, Niihau a succombé à 25, mais cette règle empirique semble pourtant vérifiée.
Oahu, l’île la plus peuplée de l’archipel, a passé le plus gros de la crise. Nombre de ses habitants ont dû se retrouver piégés sur les autoroutes, et comme le vent a atteint 35 degrés sur l’échelle de Beaufort, une intensité suffisant à emporter une automobile dans les airs, on va sans doute déplorer des dizaines de milliers de morts. En outre, nombre de tronçons d’autoroutes se trouvent en bord de mer, et on a sûrement assisté à des glissements de terrain suivis de noyades en masse.
D’après les observations radar, des creux de dix à vingt mètres se forment autour des vents nés du cyclone, ce qui permet de supposer que les installations en bord de mer ont été anéanties. Les pluies – si tant est qu’on puisse les estimer par image satellite – sont si violentes qu’elles ont dû causer de nouveaux décès, sans parler des torrents qui se déversent des sommets volcaniques.
Non seulement on déplore déjà des pertes considérables, mais comme il faudra du temps pour organiser les secours, nombreux sont les blessés qui vont périr dans les prochains jours. Aucune structure terrestre, excepté peut-être quelques bunkers militaires conçus pour résister à une attaque nucléaire, n’aurait pu survivre à de tels vents, de sorte qu’il faut supposer que tous les immeubles et tous les ponts ont été détruits. Inutile d’aller sur place pour s’en assurer.
Sur Kauai, le vent est retombé au degré 18 – l’équivalent d’un ouragan –, mais le silence radio persiste et rien ne prouve qu’il y ait des survivants. Des staticoptères de l’Armée, pilotés par des hommes formés aux conditions extrêmes, vont tenter de se poser à Lihue, la seule des grandes villes où cela semble faisable ; lorsqu’ils arriveront là-bas, le vent devrait être retombé à 12 beauforts, ce qui leur garantit une infime chance de succès. Un staticoptère est équipé de plusieurs centaines de pales à forte charge électrostatique, avec dix lames de rechange pour chaque pale, ce qui fait qu’en théorie il ne se crashe jamais… à condition que son moteur tienne le coup et que sa vitesse reste supérieure à celle du vent.
Elle souhaite bonne chance à ces hommes. Elle voit en esprit le vent arracher les pales d’un staticoptère en une fraction de seconde, voit son équipage sombrer au sein de la tempête. Elle sait que cet appareil résiste à un vent de 13 ou 14 beauforts, elle sait que ces hommes sont les meilleurs… mais elle préfère s’inquiéter du sort de dix soldats plutôt que de penser aux dizaines de milliers de personnes qui sont peut-être déjà mortes.
Un bon millier de scénarios ont été déposés sur le bureau de Hardshaw. Peut-être que le super-ouragan a causé des vagues titanesques, auquel cas les côtes ont subi des assauts assez violents pour rayer de la carte la plupart des villes. Honolulu comprise ; à en croire certaines images radar plutôt floues, il y a même des chances pour qu’une telle vague ait ravagé la plaine d’Oahu, démolissant Pearl Harbor et la Base aérienne Wheeler avant de foncer vers Waialua.
Tout peut arriver là-bas, et surtout le pire.
Hardshaw quitte son siège et pousse un gémissement. Ça fait trop longtemps qu’elle est réveillée, trop longtemps qu’elle est assise. Elle a bu trop de café et ce n’est pas fini. Ce n’est pas la première fois qu’elle se sent dans la peau de Mamie le Président… nom de Dieu, ce boulot crèverait n’importe qui, y compris Kennedy lui-même.
Ça suffit, ma vieille, arrête de râler, tu pourrais être en train de servir des hamburgers ou de régler un contentieux entre deux fermiers. Alors qu’elle s’étire, elle voit Diem se diriger vers elle. Il a un teint blafard et c’est sans doute la première fois qu’elle le voit sans cravate. Et avec de telles poches sous les yeux.
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