Elle prépare ses notes en vue de l’interview. Il est possible que certains de ses concurrents plus friqués aient bondi dans le premier avion pour aller voir Callare, mais c’est peu probable ; Haynes excepté, ils ont tous quitté Barrow la semaine dernière, ce qui explique en partie qu’elle se sente si seule. Berlina s’est bien amusée en jouant à l’« apprentie reporter » – un vrai Jimmy Olsen en jupons. Enfin, peut-être qu’un jour elle se retrouvera flanquée d’un jeunot cherchant à apprendre le métier… et elle réalise soudain que certains de ses confrères étaient plutôt flattés de se voir ainsi courtisés.
Elle se laisse absorber par sa tâche, tant et si bien qu’elle sursaute lorsqu’un ping lui rappelle que l’heure est venue d’appeler Diogenes Callare.
À sa grande surprise, il se révèle amical et relativement bavard. Elle sait qu’il ne s’éloignera pas trop de la version officielle, mais c’est un professeur-né, qui aime bien se lancer dans des micro-conférences, et elle n’aura ensuite qu’à assembler les éléments de son discours pour démontrer que le ton neutre du communiqué de presse dissimule une réalité bien plus grave qu’il n’y paraît.
— C’est donc une question d’énergie ? demande-t-elle une nouvelle fois, espérant qu’il se répétera et lui fournira une ou deux citations juteuses.
Elle n’est pas déçue.
— Écoutez, dit-il. L’énergie, c’est du travail, vous avez fait un peu de physique au lycée, comme tout le monde, d’accord ? Et le travail, c’est du changement. Et les changements qui nous attendent sont considérables. Sauf, bien entendu, si l’excès de chaleur dans l’atmosphère devait être réparti sur la totalité du globe, mais c’est justement là que réside le problème. Dans un tel système, la chaleur se déplace. Une partie de cette chaleur va s’accumuler quelque part… et à ce moment-là, il va se passer de grandes choses.
Cette citation lui convient à merveille, en particulier parce qu’elle contraste avec les déclarations rassurantes de divers « experts ».
Elle remercie Di – se félicitant mentalement d’avoir si vite rompu la glace avec lui – et raccroche.
Si Glinda Gray pouvait lire dans son esprit, elle se congratulerait aussitôt. Elle a affirmé à Klieg que les médias ne tarderaient pas à résoudre cette nouvelle énigme de « la lettre volée » : le gouvernement fédéral a admis à mots couverts qu’une catastrophe était imminente.
Le moment est venu de passer à l’action. Berlina est bien décidée à sauter le pas. Et du point de vue financier, il est sensé quoique extrêmement risqué de prendre son indépendance. Benjamin Franklin, I.F. Stone, Tris Coffin… les précédents ne manquent pas. Elle réfléchit quelques instants… Berlina Jameson présente : Le Rapport Méthane… non, on dirait l’organe interne de la compagnie du gaz. Berlina sait qu’on lui ment… grotesque ; et Le Rapport Jameson fait trop pompeux… Ce qu’elle doit faire comprendre au public, c’est qu’elle a senti qu’il se passait quelque chose de grave, que les autorités ne se sont pas contentées de la traiter comme une cinglée mais lui ont soigneusement dissimulé la réponse à la seule question qui vaille la peine d’être posée : Que va-t-il se passer ? Pourquoi personne ne semble réagir ?
Ça sent le gaz ?
Ce n’est pas encore ça… ce qu’elle rapporte, ce sont ses… Reniflements.
C’est un peu vulgaire, ça sent un peu trop le Nouveau Journalisme, ça rappelle Geraldo Rivera et Sally Jessy, les parents spirituels de la XV…
Rien à cirer. Plus que quatre jours de crédit, et encore. Va pour Reniflements – ce n’est pas pire que Scuttlebytes. Rien qu’à lui seul, ce titre est suffisamment bizarre pour attirer l’attention ; lui reste à rendre le contenu assez intéressant pour que les branchés aient envie de renouveler leurs visites.
Elle attrape son autodictaphone et son carnet de notes ; elle aura tout le temps par la suite de se laver et de se reposer. Pour l’instant, elle doit pondre sa copie, et il faut que ce soit de la vraie copie.
— Ici Berlina Jameson, quelque part sur la route entre Point Barrow, État libre d’Alaska, et Washington, le Duc, USA. Durant les trois dernières semaines, j’ai été traitée de la façon la plus courtoise qui soit par les officiels de l’Alaska et des Nations unies, par les scientifiques des USA, du Pacificanada, du Mexique et du Québec, et par tout un tas d’attachés de presse. De temps en temps, l’une de ces sources a consenti à me communiquer un fragment de la vérité – un fragment qu’une autre source s’empressait aussitôt de nier ou de démentir.
» Tout cela parce que je n’ai cessé de poser une question toute simple, une question dont tout le monde attend la réponse : à présent qu’une opération militaire de l’ONU…
Voilà qui devrait accroître son audience. Officiellement, le but de l’UNSOO est de maintenir la paix, pas de se livrer à des actes de guerre. Les mots « opération militaire » lui vaudront automatiquement un avertissement de l’UNIC – on ne la censurera pas, mais on suggérera aux honnêtes citoyens partisans de la paix de ne pas l’écouter. Ce qui ne manquera pas de lui apporter un public de nationalistes. La Gauche unie la bombardera de messages hostiles, et cet afflux attirera l’attention des critiques. Certes, elle n’a aucune envie d’encourager les nationalistes… ni les critiques, d’ailleurs. Mais eux aussi devront payer pour accéder à son site…
— DICTRON, RETOUR EN ARRIÈRE ET RACCORD. À présent qu’une opération militaire de l’ONU a accidentellement envoyé dans l’atmosphère cent soixante-treize milliards de tonnes de méthane, et compte tenu du fait que, par le passé, un tel phénomène a causé de brèves périodes de réchauffement intense, que va-t-il nous arriver ? Devons-nous évacuer la moitié de l’humanité vers les montagnes ? Allons-nous perdre les Pays-Bas, la Floride et le Bangladesh à mesure que montera le niveau de la mer ? Verrons-nous des champs fertiles se transformer en Sahara et éclater de nouvelles famines ? Aurons-nous droit à un déluge ou à une tempête ?
» Personne n’accepte de répondre à ces questions, et j’ai fini par comprendre que ce que les autorités cherchent à nous cacher, ce n’est pas l’imminence d’une catastrophe planétaire mais leur totale ignorance ; en dépit des progrès de la science, nous attendons de savoir si nous serons frappés par la foudre ou par le tonnerre…
Non, ça ne colle pas, c’est trop mélodramatique. Non, ça colle. Ce qu’il nous faut, c’est du mélodrame… le mélo a toujours payé, et sa ligne est de plus en plus courte. Mais cette métaphore n’est pas la bonne.
— DICTRON, RETOUR EN ARRIÈRE, RACCORD ET EFFACEMENT. En dépit des progrès de la science, nous attendons encore de savoir quel sera notre sort – mais une chose est sûre, il va se passer de grandes choses. Nous avons frappé la Nature à coups de marteau, et nous restons face à elle pendant qu’elle médite sa riposte.
Ça se présente bien. Elle devra encore bosser sur son texte, mais il est foutrement plus percutant que toutes ses récentes tentatives.
Elle finit par passer toute la journée dans sa voiture ; elle la règle sur alimentation automatique, si bien que le plein est fait automatiquement lorsque c’est nécessaire. Son texte subit six révisions successives, et quand elle s’en estime satisfaite, Reniflements est devenu un petit programme sympa de vingt minutes, plein d’images en gros plan d’experts évasifs et de graphiques animés quasiment parfaits. Pour mettre au point son petit speech, elle utilise le dispositif qu’elle a acheté d’occase il y a une éternité : le téléprompteur et la caméra sont accrochés au plafond, et elle s’allonge sur le lit au-dessus d’un réflecteur bleu pâle. Puis elle efface le réflecteur de l’image, le remplace par le logo qu’elle vient de concevoir pour Reniflements, et le produit fini est à la hauteur de ce qu’on voyait sur les chaînes pro il y a une trentaine d’années.
Читать дальше