C’est dans la boîte.
— DICTRON : LANCEZ RENIFLEMENTS NUMÉRO UN, NET PUBLIC SOUS COPYRIGHT, DROITS D’ACCÈS VERSÉS À BERLINASTANDARD…
— AJUSTÉS POUR INFLATION ? demande le Dictron.
— AJUSTÉS POUR INFLATION, confirme-t-elle. (Et sujets à augmentation dans le proche avenir, ajoute-t-elle mentalement.) CHAPEAU DE PRÉSENTATION : RENIFLEMENTS EST UN PROGRAMME DE VINGT MINUTES À FRÉQUENCE RÉGULIÈRE, REDIFFUSION AUTORISÉE DANS LES MARCHÉS NON COMPÉTITIFS AINSI QU’EN TRADUCTION, DROITS À VERSER À BERLINASTANDARD. AJUSTÉS POUR INFLATION.
— CONFIRMATION ?
Le Dictron lui relit ses instructions ; elle les confirme ; elles sont transmises au net.
Il faut fêter ça. Reniflements no 1 est un chouette bulletin, même si personne ne doit le consulter… et ses tripes lui disent que quelqu’un va s’y intéresser.
Elle se range sur une aire de repos, branche la voiture sur un appareil qui va la nettoyer et la désodoriser, en changer le pot hygiénique et la bombarder d’ultraviolets et de micro-ondes pour qu’elle ne sente plus le fauve à son retour. Son sac de voyage en bandoulière, elle se dirige vers les douches publiques ; son programme : se laver, se changer, se restaurer, et ensuite une bonne sieste dans la voiture.
En son temps, ce pauvre Ernie Pyle était moins bien loti.
Après avoir raccroché. Carla Tynan s’aperçoit qu’elle n’a plus envie de reprendre son bain de soleil. Ce putain d’astro de Louie l’a fait mouiller, et même si personne n’est là pour la voir, le Pacifique étant désert jusqu’à l’horizon dans toutes les directions, elle n’a pas le cran de se masturber en plein air. Se traitant mentalement de mère-la-pudeur, elle descend se soulager dans sa cabine.
Cela fait, tandis que Mon Bateau oscille doucement sur les flots, elle se met à comparer en détail les chiffres donnés par Louie à ceux fournis par la NOAA. Elle n’est guère surprise de constater que ces enfoirés de politiciens ont minimisé la gravité de la situation, mais elle est étonnée par les proportions dans lesquelles ils ont truqué les chiffres.
Eh bien, un des avantages de l’indépendance, c’est qu’on est en mesure de tirer ses propres conclusions. Elle dispose de plusieurs petits modèles de météo globale et d’un système informatique capable de les mettre en corrélation. Elle attrape les câbles fibrop adéquats, qu’elle n’avait même pas sortis de leur emballage, et se met au boulot.
Première chose à faire : déterminer le taux exact de concentration de méthane dans l’atmosphère à partir des données transmises par Louie. Au bout d’une minute, le résultat s’affiche sur l’écran.
Elle pousse un long sifflement. Les échos perçants rebondissent sur les cloisons de la cabine, et elle s’ordonne mentalement de ne plus jamais recommencer, même si la situation le justifie, comme c’est d’ailleurs le cas. La concentration n’est pas six fois plus élevée que la normale mais dix-neuf fois.
Comme on lui a demandé d’étudier l’aspect « cyclone » du problème, elle opère un rapide et grossier calcul de coin de table dans cette direction. Tant de méthane signifie tant d’énergie captée ; quarante pour cent de cette énergie se retrouve à la surface de l’océan ; dans les zones de formation d’un cyclone, les eaux de la surface se réchauffent de un à six degrés Celsius, le réchauffement augmentant à mesure qu’on monte vers le nord, ce qui accroît encore l’énergie disponible pour un cyclone.
Elle considère les chiffres ; le cyclone type qu’elle obtient est douze fois plus puissant que le plus violent ouragan jamais observé.
Et elle n’a pas encore déterminé l’ étendue que prendront les zones de formation de cyclones.
Mais elle a déjà arrêté une conclusion, qu’elle met aussitôt en pratique. Elle règle son pilote automatique, fait plonger Mon Bateau pour profiter de sa vitesse en mode submersible, et fonce vers le sud. Le Pacifique nord ne va pas tarder à devenir dangereux.
« Mamie le Président » se sent plus proche de la condition de grand-mère que de celle de président. Il est déjà arrivé à Brittany Hardshaw de prendre des décisions dans l’urgence, de se planter dans les grandes largeurs et de passer des années à justifier ses actes quand c’était nécessaire ; elle sait qu’elle a fait exécuter au moins un innocent et, durant son administration, les États-Unis ont perdu un peu plus de cinq cents soldats, pour la plupart très jeunes, dans divers points chauds du globe. Elle a envoyé son vieil ami le juge Burlham servir de médiateur au Liberia, sachant que c’était dangereux, et le soir même à la télévision, elle l’a vu se faire déchiqueter par une mitraillette à sa descente d’avion. Elle aurait pu se croire assez endurcie pour résister à tout.
Le rapport de Harris Diem est posé sur son bureau. Il lui expose dans ses pages le tour qu’il a joué aux types de la NOAA avec l’aide des scientifiques de la NSA : ils leur ont transmis des données truquées, puis ils les ont espionnés alors qu’ils élaboraient un modèle, ils ont copié ce modèle depuis leur planque toute proche, et ils ont fourni les données exactes à leur copie. Un petit chef-d’œuvre dans la catégorie coup fourré. Le président des États-Unis dispose désormais de la seule évaluation correcte de la situation climatique du globe.
Officiellement, elle recevra les résultats des travaux de la NOAA dans deux ou trois jours, mais ce rapport secret est la seule vérité qui vaille – dans la mesure où un modèle informatique peut exprimer une vérité. Officiellement, elle transmettra le rapport de la NOAA à l’ONU, et Rivera s’en servira pour définir sa politique.
Ce qui signifie que celle-ci est condamnée à l’échec car fondée sur des données inexactes, et que Hardshaw sera dans la position d’en tirer un avantage certain.
Le problème, c’est que la situation est encore pire que ce qu’elle avait pu imaginer. Un des types de la NSA – un jeune Afro-Américain à la voix douce et aux allures d’étudiant brillant ou de prof de lycée – lui a expliqué en détail que les phénomènes en jeu n’obéissaient à aucune « progression linéaire », en d’autres termes : « Quand l’input est doublé, l’output n’est pas nécessairement doublé – il peut être quadruplé, octuplé ou diminué de moitié… les fonctions non linéaires sont complexes. »
Le rapport qui sera rendu public et communiqué à l’ONU affirme que l’été prochain verra l’émergence d’une vingtaine d’ouragans, de typhons et de cyclones d’une violence inconnue à ce jour, de sécheresses radicales dans les zones tempérées et de moussons dévastatrices dans les tropiques ; les neiges d’Afrique de l’Est se transformeront en glaciers et la Colorado River cessera probablement de couler ; la famine, les inondations et les tempêtes causeront la mort de plusieurs dizaines de millions de personnes… mais tout cela est bien en dessous de la vérité.
D’après le vrai rapport, le monde va être la proie de plus de soixante-dix cyclones d’une violence incommensurable pour la plupart sans précédent dans l’histoire. Il n’y aura pas de sécheresse, mais le cycle des précipitations va s’accélérer de façon drastique : nombre de barrages seront détruits et la plupart des lacs asséchés de l’Ouest retrouveront leurs eaux. Tempêtes et altérations climatiques auront pour effet de ravager les forêts et les cultures. Il sera probablement impossible de sauver les Pays-Bas et très certainement impossible de sauver le Bangladesh ainsi que les grands deltas. Certaines îles du Pacifique seront rayées de la carte et, dans l’hémisphère Sud, les glaciers de l’Antarctique gagneront en volume durant l’hiver austral pour fondre plus rapidement que d’ordinaire en octobre et novembre. Les conséquences de ce dernier phénomène sont encore imprévisibles.
Читать дальше