Dans cette histoire, l’homme clé, c’est Abdulkashim. Si c’est lui qu’ils ont contacté, c’est parce que des éléments essentiels de l’armée lui étaient restés favorables, et ces militaires représentaient un obstacle insurmontable tant qu’il n’avait pas donné depuis sa cellule le feu vert au projet de site de lancement.
Depuis qu’Abdulkashim les soutient, ils reçoivent une aide aussi précieuse qu’inattendue, mais ils ignorent pour combien de temps. Pour l’instant, le gouvernement se compose de nationalistes hostiles à Abdulkashim, le seul cas de figure accepté par l’ONU, mais il existe aussi une demi-douzaine de factions qui s’agitent dans les coulisses sans être encore capables de s’emparer du pouvoir.
Hassan commente cette situation politique pendant qu’ils sirotent de l’eau fraîche et des jus de fruits.
— Si nous devons gagner nos paradis respectifs, mon ami, autant le faire avec des reins purifiés, dit-il alors qu’ils décident de faire une pause.
Les gardes du corps de Hassan les surveillent de près sur le chemin des toilettes. Klieg se demande si leur but est de le protéger ou de veiller à ce qu’il ne récupère pas une arme dans les lieux d’aisances. Sans doute les deux.
Après tout, se dit-il en s’asseyant sur le trône, il ne reste que six jours à tenir. Dès que le premier test de lancement aura été effectué, et à condition que son plan fonctionne comme prévu, personne ne s’opposera plus au projet de GateTech. Dans quelques jours, il ne courra plus aucun risque.
Il entend un bruit, et à peine l’a-t-il identifié comme un coup de feu que la porte du cabinet est enfoncée ; il tente de relever son pantalon, mais deux hommes le soulèvent par les aisselles.
Tout cela est si rapide qu’il n’a pas le temps de protester. Ses deux agresseurs ne lui laissent même pas celui de boutonner sa braguette et de boucler sa ceinture, et il a un mal fou à avancer sans trébucher.
Alors qu’il traverse précipitamment la salle du restaurant, il aperçoit les cadavres de deux gardes du corps, ainsi qu’un corps enveloppé dans une nappe et évacué par deux hommes de main, sans doute celui de Hassan.
Ses deux agresseurs ne semblent pas parler l’anglais, et il n’a pas plus de succès lorsqu’il s’adresse à eux en russe, en yakoute et en bouryate. On le propulse à l’arrière d’une fourgonnette et il réussit enfin à se rhabiller – constatant au passage qu’il s’est souillé sous l’effet de la peur et de la surprise. Son costume à mille dollars est foutu, mais c’est le cadet de ses soucis.
Il languit quatre heures dans une cellule avant de recevoir une visite, et durant ce temps il a eu tout le loisir d’entendre les cris et les pleurs d’une fillette violée par des gardiens dans la cellule adjacente. Ce n’était pas Derry – elle hurlait en yakoute –, mais il sait que ses geôliers voulaient lui faire comprendre que tout est possible.
Il y a des moments où on est bien obligé de rendre les armes. On lui explique que les partisans d’Abdulkashim viennent de procéder à un coup d’État, que le président va bientôt s’évader de sa prison de Stockholm, et qu’il doit bien comprendre que son site de lancement vient d’être nationalisé.
Attitude peu surprenante de la part d’un gouvernement. Klieg promet d’être coopératif, s’efforçant de paraître le plus sincère possible, on l’autorise à retrouver une Glinda et une Derry terrifiées et, après les menaces de rigueur, on les laisse filer.
Klieg a fini par se faire à l’ambiance du coin. Pendant qu’il serre ses deux amours dans ses bras, leur murmurant des paroles rassurantes, il se dit en son for intérieur que quelqu’un va payer pour tout ceci : l’humiliation qu’il a subie, les menaces adressées à sa famille, et surtout la mort de son ami et associé. Quelques mois plus tôt, il n’aurait jamais pensé à se venger. Mais dès qu’ils ont regagné leur appartement, il se précipite sous la douche pour purifier son corps de cette odeur de merde et, cela fait, commence à élaborer ses plans.
Naguère, lui-même aurait été choqué par la cruauté et l’inventivité de ses fantasmes revanchards. Mais ceux-ci lui procurent encore plus de plaisir que le savon sur sa peau.
Le cyclone baptisé « Clem 114 » se forme lorsqu’un jet d’écoulement de Clem pivote soudain vers le nord en un point situé à l’ouest de Minami-Tori. Les médias ne prennent même plus la peine d’expliquer comment la formation de la zone de hautes pressions qui en résulte éloigne les deux cyclones l’un de l’autre ; ils se contentent de signaler que Clem 114 a mis le cap au sud-ouest, vers une région où la chaleur de l’océan risque en l’espace de quelques jours de lui faire atteindre une taille comparable à celle de son géniteur.
Manuel Tagbilaran ignore le numéro du cyclone qui fonce vers lui ; ce détail lui semble sans importance comparé à la tâche qu’il doit accomplir, à savoir transporter jusqu’à Tacloban les derniers passagers venant de débarquer du ferry en provenance de Luzon.
Manuel ne sait pas pourquoi il prend cette peine. Ses enfants sont grands, sa femme est morte et il vit seul dans sa petite ferme sur le versant ouest de la chaîne montagneuse formant l’« épine dorsale » de Samar ; il raconte parfois aux touristes que l’île a la forme d’un lapin écrasé sur la chaussée et que sa route principale suit le tracé de l’échine brisée.
Au moins sera-t-il à l’abri du vent une fois dans la montagne. Il a cependant des doutes : en temps normal, il transporte ses passagers jusqu’à Tacloban, d’où ils gagnent l’île de Leyte. Mais il y a peu de chances pour que le ferry fasse la traversée, même si ce crétin de Ramon… bon Dieu, pourvu qu’il ne soit rien arrivé à Ramon ; Manuel et lui se connaissent depuis qu’ils font cette route, c’est-à-dire depuis… 1996 ? Oui, ça fait une bonne trentaine d’années.
Le vent est de plus en plus violent, le ciel de plus en plus sombre. De temps à autre, son autocar – un Mitsui 12 IntelliTracker – gémit sous l’assaut d’une soudaine averse. Il ne lâche pas les commandes et parle sans cesse au véhicule, comme si un logiciel générique aussi grossier était susceptible d’apprécier.
Peut-être que c’est moi qui ai besoin qu’on me remonte le moral, se dit Manuel, moi ou mes passagers.
En temps normal, il met à peine plus de trois quarts d’heure à parcourir les cent kilomètres – la route entièrement pavée et le radar de l’autocar lui permettent de tenir une moyenne de 140 km/h. Mais ça fait deux heures qu’il roule et il n’a fait qu’un tiers du chemin.
Au moins les passagers se tiennent-ils tranquilles. Tout au fond sont assis deux agents d’assurances chinois qui rentrent chez eux, dans les banlieues qui poussent comme des champignons sur l’île de Leyte, après avoir passé la semaine à vendre leur marchandise dans la capitale. Sans doute se demandent-ils s’ils arriveront assez tôt pour aller faire un tour au golf ou au tennis. Il y a aussi une vieille dame et sa fille quadragénaire légèrement corpulente, sans doute la moins jolie de la famille, désignée volontaire pour s’occuper de maman.
Manuel est peiné pour elle ; sa sœur préférée a connu le même sort, devenant une vieille fille aigrie et rejoignant maman dans la tombe au bout de trois ans à peine.
Quant à ses autres passagers, il s’agit de deux lycéens d’Ormoc, un garçon beau comme un dieu (Manuel lui envie un peu sa beauté – toutes les nanas doivent lui tomber dans les bras) et une fille un peu grassouillette mais tout à fait adorable ; de toute évidence, ils sont allés jeter un coup d’œil à l’université de Manille, mais Manuel est prêt à parier que leurs parents ignorent qu’ils ont fait le voyage ensemble.
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