— Mais alors, comment as-tu appris tout ce que tu viens de me dire sur le fonctionnement de sa mémoire ?
— Eh bien, peut-être avons-nous mis tant d’opiniâtreté à contourner ses défenses qu’il a renoncé à nous bloquer le passage, ou alors il a estimé sans danger les informations que nous obtenions.
— Ou bien… dit Rasa.
— Ou bien ces informations sont fausses ; alors, que vous les connaissiez ou non n’a aucune importance. »
Un grand sourire apparut sur le visage d’Issib. « Mais jamais Surâme ne mentirait, n’est-ce pas, Mère ? »
Ces mots rappelèrent à Rasa une conversation qu’ils avaient eue alors qu’Issib était enfant et l’interrogeait au sujet de Surâme. Quelle question avait-il donc posée ? Ah oui ! Pourquoi les hommes disent-ils « il » en parlant de Surâme et les femmes « elle » ? Et Rasa avait répondu que Surâme permettait aux hommes de la considérer comme étant de nature masculine, afin qu’ils se sentent plus à l’aise en la priant. Et Issib avait eu la même question : « Mais jamais Surâme ne mentirait, n’est-ce pas, Mère ? »
Autant qu’elle s’en souvînt, Rasa n’avait pas su très bien répondre alors, et elle n’avait nulle envie aujourd’hui de se remettre dans le même embarras. « J’ai interrompu ton travail en arrivant ainsi à l’impromptu, dit-elle.
— Pas du tout, répondit Issib. Père m’a dit de vous expliquer tout ce que vous voudriez savoir.
— Il savait que j’allais venir ici ?
— D’après lui, il est important que vous compreniez le travail que nous accomplissons avec l’Index.
— Eh bien, quel est ce travail ?
— Nous essayons d’obtenir qu’il nous révèle ce que nous voulons savoir plutôt que ce que Surâme veut que nous sachions.
— Et vous obtenez des résultats ?
— Oui et non.
— Comment cela ?
— Eh bien, nous apprenons beaucoup de choses, mais reste à savoir si c’est parce que Surâme veut nous les révéler ou non. D’après l’expérience que nous en avons, l’Index n’agit pas de la même façon avec tous ceux qui le consultent.
— Et cela dépend de quoi ?
— C’est ce que nous nous demandons. Certains jours, l’Index m’abreuve presque de renseignements ; j’ai l’impression qu’il vit dans ma tête et qu’il répond à mes questions avant même qu’elles ne me viennent. Et d’autres jours, j’ai le sentiment que Surâme essaye de me tourmenter en me faisant courir après la lune.
— Et tu cours après quoi, en fait ?
— Toute l’histoire d’Harmonie m’est ouverte. Je peux vous citer le nom de tous ceux qui sont venus boire à la rivière d’à côté. Mais je ne parviens pas à découvrir où Surâme nous emmène, comment nous allons regagner la Terre, où ont atterri les premiers colons d’Harmonie, ni l’emplacement du cerveau central de Surâme !
— Elle te dissimule donc des secrets.
— À mon avis, il ne peut pas nous les révéler. Il le voudrait bien, mais il en est incapable. Il doit s’agir d’un système de protection intégré destiné à empêcher qu’on prenne le contrôle de Surâme et qu’on s’en serve pour dominer le monde.
— Nous devons donc la suivre aveuglément, sans même savoir où elle nous entraîne ?
— Grosso modo, oui, acquiesça Issib. C’est un de ces épisodes de l’existence où tout ne va pas comme on le souhaite, mais dont il faut s’accommoder. »
Rasa se tourna vers Issib, vit la fermeté avec laquelle il soutenait son regard et comprit le message : rien de ce que Surâme imposait à Rasa en ce moment même n’était aussi tyrannique, et de loin, que l’existence que son corps infirme faisait mener à Issib.
Je le sais bien, jeune sot, songea-t-elle. Je suis parfaitement au courant que ta vie est atroce et que tu t’en plains très rarement. Mais c’était un malheur que rien ne pouvait empêcher et qui reste incurable. Peut-être ne peut-on rien non plus au refus de Surâme de nous informer, auquel cas je m’efforcerai de supporter la situation avec au moins autant de patience que toi. Mais si j’y peux quelque chose, j’agirai, et je ne te laisserai pas jouer sur ma honte pour me soumettre à ce que je ne suis peut-être pas obligée d’accepter.
« Et la ruse ? dit-elle. Nous obtiendrions peut-être par la ruse les réponses que Surâme ne peut nous donner à partir d’une question directe.
— Et à quoi croyez-vous donc que nous travaillions, Zdorab et moi ? »
Ah ! Ainsi donc, Issib ne se laissait pas aller au fatalisme ! Mais une autre pensée vint tout à coup à Rasa. « Dis-moi, et ton père ? À quoi croit-il que tu travaillas ? »
Issib éclata de rire. « Pas à ça, en tout cas ! »
Évidemment. Volemak n’aimerait pas qu’on utilise l’Index pour circonvenir Surâme. « Ah. Ainsi, Surâme n’est pas la seule à dissimuler ses agissements aux autres.
— Et vous, qu’allez-vous raconter, Mère ? » demanda Issib.
Question intéressante. Dois-je révéler à Volemak ce que fait Issib, avec le risque qu’il interdise à son fils l’accès à l’Index ? Je n’ai jamais eu de secrets pour Volya.
Ce qui la ramena à la décision qu’elle avait prise plus tôt de rapporter à Volemak tout ce qui s’était passé au désert, y compris la sentence de mort d’Elemak à l’encontre de Nafai. Les conséquences pouvaient être désastreuses. Avait-elle le droit de les risquer en avouant ce qu’elle savait ? D’un autre côté, avait-elle le droit de priver Volemak de renseignements importants ?
Issib n’attendit pas sa réponse. « Vous savez, Surâme est déjà au courant de ce que nous tentons et il n’a rien fait pour nous en empêcher.
— Ou bien elle s’y est prise avec tant d’adresse que vous n’avez rien vu, répliqua Rasa.
— Si Surâme n’a pas ressenti le besoin de tout révéler à Père, est-il donc si urgent que vous le fassiez, vous ? »
Rasa réfléchit quelques instants. Issib croyait l’interroger uniquement sur son petit secret, mais elle essayait de se décider sur les deux qu’elle connaissait. Cette expédition était celle de Surâme, après tout, et si quelqu’un comprenait le comportement humain, c’était bien elle. Elle sait, elle, ce qui s’est passé dans le désert, tout comme elle sait ce qu’Issib et Zdorab font avec l’Index. Alors, pourquoi ne pas m’en remettre à elle pour décider de parler ou de ne rien dire ?
Parce que c’est précisément cela que Zdorab et Issib cherchent à contourner : le pouvoir qu’a Surâme de décider toute seule de ce qu’il faut révéler ou dissimuler. Je n’ai pas envie qu’elle juge à ma place – et pourtant, me voici en train d’envisager de traiter mon époux de la même façon que Surâme me traite. Néanmoins, Surâme sait effectivement mieux que moi si Volemak doit être informé de tout cela.
« J’ai vraiment horreur de ce genre de dilemme ! dit-elle enfin.
— Eh bien ?
— Eh bien, je prendrai ma décision plus tard.
— Ce qui est en soi une décision, remarqua Issib.
— Je le sais, ô mon génial fils aîné ! Mais elle n’est pas définitive pour autant.
— Vous n’avez pas fini votre pain.
— C’est parce qu’il y a du fromage de chamelle dedans.
— C’est immonde, ce truc, n’est-ce pas ? Et on n’imagine pas à quel point ça constipe.
— Je suis impatiente de voir ça !
— C’est d’ailleurs pour ça que personne n’en mange. »
Rasa jeta soudain un regard noir à son fils. « Alors pourquoi y en a-t-il tant dans la glacière ?
— Parce que nous le partageons avec les babouins. Ils prennent ça pour des bonbons. »
Rasa contempla son sandwich à demi dévoré. « J’ai mangé des friandises pour babouins ! » Tout à coup, elle éclata de rire. « Pas étonnant que Yobar soit entré dans la tente ! Il a dû croire que je lui préparais un festin !
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