Elle souleva le couvercle et découvrit plusieurs dizaines de pains, ainsi que quelques paquets enveloppés de tissu – de la viande congelée ? Non, il ne faisait pas assez froid là-dedans. Elle ouvrit un des paquets, qui contenait, naturellement, du fromage de chamelle. Quelle saleté ! Elle en avait mangé une fois, chez Volemak, lors d’une visite qu’elle lui avait faite entre leurs deux mariages. « Vous voyez à quel point je vous aimais ? l’avait-il taquinée. Pendant tout le temps que nous avons été mariés, je ne vous en ai jamais fait goûter ! » Mais elle savait qu’aujourd’hui elle aurait besoin des protéines et de la matière grasse contenues dans ce produit : ils seraient au régime maigre la plus grande partie du voyage, et il leur faudrait profiter de tous les aliments à valeur nutritive.
Prenant une miche de pain, elle la rompit, en remballa une moitié et farcit de morceaux de fromage celle qu’elle se destinait. Le pain âpre et sec masquait en grande partie le goût du fromage, si bien que Rasa eut droit à un petit-déjeuner moins répugnant qu’elle ne le craignait. Bienvenue au désert, Rasa !
Elle rabattit le couvercle et se tourna vers la sortie.
« Aaah ! » hurla-t-elle soudain. À l’entrée de la tente, un babouin sur ses quatre pattes la regardait fixement en reniflant.
« Pch-ch ! fit Rasa. Va-t-en ! C’est mon casse-croûte à moi ! »
Le babouin se contenta de continuer à la dévisager. Elle se rappela tout à coup qu’elle n’avait pas verrouillé la glacière. Penaude, elle tourna le dos au babouin pour l’empêcher de voir ce qu’elle faisait et ré-entortilla le fil de fer. Les babouins, censément, n’étaient pas assez habiles pour le défaire ; mais si leurs dents étaient assez puissantes pour le couper ? Mieux valait ne pas leur apprendre que c’était le fil de fer qui leur bloquait le passage.
Restait naturellement la possibilité qu’ils s’en rendent compte tous seuls. Ne les disait-on pas les animaux les plus proches de l’homme, sur Harmonie ? Cela expliquait peut-être que les premiers colons de la planète en aient emmené – car ils étaient originaires de la Terre, pas de ce monde.
Rasa se retourna et poussa de nouveau un petit cri aigu : le babouin se trouvait maintenant juste derrière elle, debout sur les pattes postérieures, son regard fixe posé sur elle.
« C’est mon casse-croûte à moi », répéta-t-elle d’une voix douce.
Le babouin retroussa les lèvres d’un air dégoûté, se laissa tomber sur les pattes de devant et s’apprêta à sortir de la tente.
Zdorab arriva au même moment. « Ah ! dit-il. Celui-ci, nous l’avons baptisé Yobar. Il est nouveau dans la tribu, ce qui fait qu’il n’y est pas encore tout à fait accepté. Il s’en fiche : il se prend pour le patron parce que les autres s’enfuient devant lui. Mais le pauvre est en chaleur la moitié du temps et il ne peut jamais s’approcher des femelles.
— D’où son nom », fit Rasa. « Yobar » était un vieux mot désignant un coureur de jupons.
— On l’appelle comme ça pour l’encourager, si vous voulez ! Sors d’ici, maintenant, Yobar.
— Il allait partir, je crois, après que j’ai refusé de partager mon pain et mon fromage avec lui.
— Ce fromage est atroce, n’est-ce pas ? Mais quand on pense que les babouins mangent des bébés kiques vivants quand ils arrivent à en attraper, on peut comprendre que le fromage de chamelle leur paraisse délicieux.
— Mais nous autres, humains, nous en mangeons aussi, non ?
— Sans arrêt et sans plaisir, dit Zdorab. Et on ne se fait jamais à l’arrière-goût. C’est même en grande partie pour ça que nous buvons tant d’eau et que nous devons tant pisser. Sauf votre respect.
— J’ai le sentiment que le parler raffiné de Basilica va vite s’avérer impraticable, ici.
— Je devrais quand même faire un effort, je crois. Eh bien, bon appétit ; j’essaie en ce moment de ne pas créer l’arôme du pain brûlé ! »
Et il sortit de la tente.
Rasa prit une première bouchée de pain et la trouva bonne. Elle en prit donc une seconde et faillit vomir – il y avait du fromage dans celle-ci. Elle se contraignit à mâcher, puis à avaler. Mais elle éprouva une grande nostalgie du passé récent, où le seul produit chamelier qu’elle devait affronter était le fumier, et ça, personne ne lui demandait d’en manger.
Le rabat de la tente s’ouvrit de nouveau. Rasa s’attendit à voir Yobar revenir à la charge, mais non : il s’agissait de Dol. « Wetchik a dit d’attendre que les ombres s’allongent, pour qu’il ne fasse pas une chaleur insupportable quand nous nous réunirons. C’est une bonne idée, vous ne trouvez pas ?
— Si. Je regrette seulement que tu aies perdu une demi-journée à cause de moi.
— Oh, ce n’est rien, répondit Dol. Je n’avais pas envie de travailler, de toute façon. Je ne suis pas très douée pour le jardinage. À mon avis, j’arracherais les fleurs en même temps que les mauvaises herbes !
— Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un jardin d’agrément.
— Oui, enfin, vous m’avez comprise. »
Oh ça oui, j’ai parfaitement compris !
Je comprends surtout qu’il faut que j’aille voir Volemak et que j’exige qu’il me mette tout de suite au travail. Il n’est pas acceptable que je me repose pendant que les autres peinent. Je suis peut-être la doyenne après Volya, mais je ne suis pas vieille pour autant ! Allons ! je peux encore avoir des enfants, et j’en aurai certainement si j’arrive à obtenir de Volya qu’il m’accueille comme une épouse tant attendue et non comme une gamine épuisée !
Ce qu’elle n’osait pas s’avouer (tout en le sachant parfaitement – mais l’idée lui était odieuse), c’est qu’elle devait impérativement faire des enfants si elle voulait jouer un rôle dans le désert. Tous, ils régressaient vers un mode de vie primitif où la survie et la reproduction étaient l’essentiel et où l’existence civilisée dont elle jouissait à Basilica n’aurait plus cours. Elle serait au contraire en concurrence avec les femmes plus jeunes quant au statut dans la nouvelle tribu et les bébés constitueraient la pierre angulaire de la compétition. Celles qui en auraient seraient influentes et celles qui n’en auraient pas ne seraient rien. Et à l’âge de Rasa, il importait de s’y mettre sans tarder, car son temps était plus mesuré que celui des jeunes.
De nouveau en proie à la colère sans personne sur qui la faire retomber que la pauvre Dol si inconsistante, Rasa quitta la tente-cuisine en mâchonnant son pain et son fromage. Elle promena son regard sur le camp. La veille, quand ils avaient descendu la pente raide qui menait dans le canyon, il n’y avait que quatre tentes. Elle en comptait dix aujourd’hui. Elle reconnut les tentes de voyage et se sentit vaguement coupable : Volya et elle bénéficiaient d’un logement spacieux – une grande tente à double paroi – tandis que les autres vivaient dans des quartiers étriqués. Mais elle s’aperçut alors que les tentes avaient été disposées en deux cercles concentriques dont le centre n’était pas celle dont elle jouissait avec Volemak, ni celle de la cuisine. La tente qui se dressait là était la plus petite des quatre d’origine, et après un instant de réflexion, Rasa comprit qu’il s’agissait de celle qui abritait l’Index.
Elle avait supposé que Volemak garderait l’Index dans sa propre tente, mais c’était irréaliste, évidemment : Zdorab et Issib devaient s’en servir tout le temps et on ne pouvait leur demander d’organiser leur emploi du temps en fonction de contre-temps, comme par exemple une vieille femme que son époux laisse faire la grasse matinée.
Rasa s’arrêta devant l’ouverture de la petite tente et tapa deux fois dans ses mains.
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