Sauf si le chef était un homme comme Nafai : compatissant envers les femmes, il écouterait leurs bons conseils. Tandis qu’Elemak ne resterait que celui qu’il s’était déjà révélé, un tyran jaloux, injuste et fourbe, lent à prêter l’oreille aux avis et prompt à trafiquer la réalité à son profit…
Non, je ne dois pas me laisser aller à le haïr. Elemak possède de nombreux et beaux talents, tout comme son demi-frère, Gaballufix, qui fut jadis mon époux. J’aimais Gabya pour ses dons ; hélas, il en a peu transmis à nos filles, Sevet et Kokor. Elles ont au contraire hérité de lui son égocentrisme, son incapacité à brider sa soif de posséder tout ce qui lui semblait tant soit peu désirable. Et ces traits, je les retrouve chez Elemak, et j’en viens à le haïr et à le craindre tout comme autrefois Gaballufix.
Ah, si seulement Surâme s’était montrée un peu plus tatillonne sur les participants à ce voyage !
Soudain, Rasa, qui s’habillait, s’interrompit : Me voici en train de reprocher à Elemak son égoïsme répressif, mais en même temps je bous parce que ce n’est pas moi qui commande ici ! Qui est le tyran, de nous deux ? Si j’avais été privée du vrai pouvoir aussi longtemps qu’Elemak, peut-être serais-je aussi acharnée que lui à m’en emparer pour le garder !
Mais c’était faux, elle le savait. Elle n’avait jamais contré sa mère de toute sa vie, alors qu’Elemak avait déjà plusieurs fois mis des bâtons dans les roues à son père – au point de risquer de tuer le dernier fils de Volemak.
Je dois avertir Volya des actes d’Elemak, afin qu’il puisse prendre des décisions fondées. Je serais une bien mauvaise épouse si je ne donnais pas de bons conseils à mon époux, y compris en lui rapportant tout ce que je sais. Il l’a toujours fait pour moi.
Rasa écarta le rabat de la tente et pénétra dans le sas d’entrée, où l’air était beaucoup plus chaud qu’à l’intérieur. Puis, ayant refermé derrière elle, elle poussa le rideau extérieur qui s’ouvrit par le milieu et elle sortit dans l’éclat du soleil. Elle se sentit aussitôt couverte de transpiration.
« Dame Rasa ! s’écria Dol d’un air ravi.
— Dolya. » Quoi, Dol attendait-elle qu’elle se réveille ? Elle n’avait donc rien d’utile à faire ? Rasa ne put retenir une petite pique : « Alors, tu travailles dur ?
— Oh non ; mais ce serait pareil, avec ce soleil brûlant. »
Eh bien, au moins, Dol n’était pas hypocrite…
« Je me suis portée volontaire pour vous attendre, parce que Wetchik a interdit qu’on vous réveille, même pour le petit-déjeuner. »
En effet, Rasa se sentit une petite faim.
« Et comme Wetchik a dit que vous seriez affamée en vous réveillant, je dois vous accompagner à la tente qui sert de cuisine. Il faut tout enfermer à cause des babouins, sinon nous n’aurons pas la paix, d’après Wetchik. Il ne faut pas qu’ils prennent l’habitude de s’approvisionner chez nous : ensuite, ils risquent de nous suivre dans le désert et d’y mourir. »
Ainsi, Dol retenait certains renseignements de la conversation des autres. Qu’il était donc difficile parfois de se rappeler qu’elle était tout à fait intelligente ! Sa mièvrerie empêchait souvent de la créditer de tout esprit.
« Eh bien ? demanda Dol.
— Quoi donc ?
— Vous n’avez rien dit. Désirez-vous manger tout de suite, ou dois-je appeler tout le monde pour entendre le rêve de Wetchik ?
— Un rêve ?
— Il a fait un rêve la nuit dernière, un rêve envoyé par Surâme, et il préférait nous le raconter à tous réunis. Mais il ne voulait pas vous réveiller ; chacun s’est donc occupé, et moi je devais surveiller votre réveil. »
Rasa se sentait maintenant très gênée. Ce n’était pas un bon précédent que Volya venait de créer en mettant tout le monde au travail pendant qu’elle dormait. Elle ne voulait surtout pas être l’épouse chouchoutée du chef : elle désirait faire partie intégrante de la communauté. Volya devait bien le savoir !
« Je t’en prie, rassemble tout le monde. Mais d’abord, indique-moi la cuisine. Je mangerai un peu de pain à la réunion. »
Tandis qu’elle s’éloignait, elle entendit Dol qui criait à tue-tête – en mettant à profit sa formation d’actrice pour lancer sa voix : « Tante Rasa vient de se réveiller ! Tante Rasa est réveillée ! »
Rasa aurait voulu se cacher dans un trou de souris. Pourquoi ne pas annoncer à tout le monde à quelle heure tardive je me suis levée, tant qu’elle y est ?
Elle trouva sans mal la cuisine – c’était la tente devant laquelle trônait un four de pierre, et Zdorab y cuisait du pain.
Il se tourna vers Rasa d’un air confus. « Je dois m’excuser, dame Rasa. Je ne me suis jamais prétendu boulanger.
— Mais votre pain sent merveilleusement bon ! se récria Rasa.
— Ah, l’odeur, d’accord. Des odeurs, je sais en produire. Vous devriez sentir ma préférée ; je l’ai baptisée “poisson brûlé”. »
Rasa éclata de rire. Cet homme lui plaisait. « Vous prenez le poisson dans la rivière ?
— Votre époux a eu l’idée de pêcher le long de la côte, un peu plus loin. » Il indiqua l’estuaire du cours d’eau qui se jetait dans les eaux placides de la mer de Récur.
— Et ça a mordu ?
— Pas vraiment. Nous avons attrapé quelques poissons, mais ils n’étaient pas fameux.
— Même ceux que vous n’avez pas transformés en votre parfum préféré ?
— Même ceux que nous avons préparés à l’étouffée. Il n’y a pas assez de vie terrestre, par ici ; c’est tout le problème. Le poisson affluerait au débouché de la rivière si elle déposait des sédiments plus riches en matériaux organiques.
— Vous êtes géologue ? demanda Rasa, un peu interloquée.
— Documentaliste, c’est-à-dire que je suis un peu touche-à-tout, j’imagine, répondit Zdorab. J’ai essayé de comprendre pourquoi il n’y a pas d’installation humaine permanente ici, et l’Index m’en a donné la raison, grâce à de vieilles cartes du temps où une grande civilisation régnait sur toute la région. Les cités se sont toujours développées au bord du fleuve qui passe juste de l’autre côté de cette chaîne de montagnes, là. » Il montra l’est du doigt. « Aujourd’hui encore, il reste quelques petites villes dans ce territoire. Et si elles laissent à l’abandon le secteur où nous sommes, c’est parce que les terres cultivables sont insuffisantes et que la rivière s’assèche tous les cinq ans. C’est une trop grande fréquence pour permettre de maintenir une population stable.
— Comment se débrouillent les babouins ?
— L’Index ne s’intéresse pas vraiment aux babouins.
— Oui, je suppose, dit Rasa. Ils devront sans doute se fabriquer un jour leur propre Surâme, vous ne croyez pas ?
— Probablement. » Il avait l’air un peu embarrassé. « Ce ne serait déjà pas mal s’ils se fabriquaient leurs propres latrines. »
Rasa leva un sourcil étonné.
« Il faut constamment veiller à ce qu’aucun d’eux n’aille se promener en amont de nous et ne souille notre eau potable.
— Mm, fit Rasa. Ça me rappelle que j’ai soif.
— Et faim aussi, je parie, dit Zdorab. Eh bien, servez-vous. Il y a de l’eau fraîche et du pain d’hier sous clé, dans la cuisine.
— Oui, mais s’ils sont sous clé…
— Pour les babouins. Pour vous, ça ne doit pas poser de problème. »
Dans la cuisine, Rasa vit qu’il avait raison. La « clé » n’était qu’un bout de fil de fer entortillé qui maintenait fermée la glacière à énergie solaire. Pourquoi donc insister sur le fait qu’elle était verrouillée ? Peut-être pour lui rappeler de la clore après usage, simplement.
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