« C’est un tableau bien pitoyable que vous nous offrez là », dit la voix de Volemak.
Hushidh leva les yeux, soulagée ; Volemak et Rasa s’approchaient du feu de camp. Ils avaient dû comprendre la nécessité d’intervenir – au moins pour faire les présentations entre Shedya et l’archiviste, qui ne se connaissaient pas.
« J’entrais dans la tente de mon époux, dit Rasa, en songeant au plaisir que j’avais à le revoir, quand je me suis rendu compte que mes compagnes de voyage, Shuya et Shedya, me manquaient, et je me suis alors souvenue que j’avais failli à mon devoir de dame de la maison.
— La maison ? répéta Issib.
— Les murs sont peut-être de pierre et le plafond de ciel, mais c’est ma maison, lieu de refuge pour mes filles et de sécurité pour mes fils.
— Notre maison, corrigea Volemak avec douceur.
— En effet ; j’ai dit “ma maison” à cause de mes vieilles habitudes de Basilica, où les maisons n’appartenaient qu’aux femmes. » Rasa porta la main de son époux à ses lèvres, y déposa un baiser, puis le regarda avec un sourire.
« Ici, dit Volemak, les maisons sont à Surâme, mais il nous loue la nôtre pour un prix très raisonnable : à notre départ, les babouins en aval devront pouvoir garder le potager.
— Hushidh, Shedemei, je crois que vous connaissez mon fils Issib, déclara tante Rasa.
— Notre fils, la reprit Volemak, toujours avec douceur. Et je vous présente Zdorab, autrefois archiviste de Gaballufix, mais qui remplit aujourd’hui dans notre camp provisoire les rôles de jardinier, de bibliothécaire et de cuisinier.
— De façon lamentable dans les trois domaines, je le crains », glissa Zdorab.
Rasa sourit. « Volya m’a dit qu’Issib et Zdorab ont exploré l’Index en nous attendant. Et je sais que mes deux chères nièces, Shuya et Shedya, porteront le plus grand intérêt à ce qu’ils ont découvert.
— L’Index de Surâme constitue le chemin d’accès à toute la mémoire de la Terre, dit Volemak. Et comme c’est notre destination, il est aussi important d’étudier cette immense bibliothèque que d’accomplir les tâches qui nous maintiennent en vie dans le désert.
— Nous ferons notre devoir, vous le savez », fit Shedemei.
Elle ne parlait pas seulement de leurs recherches, Hushidh le sentit.
« Ah, foin des politesses à double sens ! s’exclama dame Rasa. Vous en êtes tous au courant : tout le monde doit être marié si l’on veut que cette expédition réussisse et vous êtes les quatre derniers célibataires. Il n’y a pas de raison précise, je le sais, pour que vous n’ayez pas au moins le droit de faire votre choix entre vous, mais je tiens à vous dire que pour des questions d’âge et d’expérience, je voyais plutôt Hushidh avec Issib et Shedemei avec Zdorab. Ce n’est pas obligatoire, mais à mon sens, il ne serait pas inutile que vous examiniez au moins cette possibilité.
— Dame Rasa parle d’expérience, dit Zdorab, mais il me faut avouer qu’en matière de femmes, je n’en ai aucune et je crains que chacune de mes paroles ne soit blessante. »
Shedemei émit un rire plein de dérision.
« Elle veut dire, par cette démonstration d’éloquence dépouillée, traduisit Rasa, qu’elle ne vous imagine pas plus dépourvu d’expérience des femmes qu’elle des hommes. Elle aussi se juge certaine de vous vexer à chacune de ses paroles, ce qui explique qu’elle ait décidé de vous répondre en se passant de mots. »
Devant l’absurdité de la situation, la gaucherie de Shedemei et la courtoisie maladroite de Zdorab, Hushidh n’y tint plus. Elle éclata de rire, et les autres se joignirent bientôt à elle.
« Rien ne presse, dit enfin Volemak. Prenez le temps de faire connaissance.
— Je préférerais au contraire en finir le plus vite possible, déclara Shedemei.
— Le mariage n’est pas une affaire qu’on expédie, intervint Rasa. On s’y engage. Aussi, comme disait Volemak, prenez votre temps. Quand vous serez prêts, venez me voir ou mon époux, et nous pourrons procéder à une nouvelle répartition des tentes, ainsi qu’aux cérémonies adéquates.
— Et si nous ne sommes jamais prêts ? demanda Issib.
— “Jamais”, cela dépasse notre espérance de vie à tous, répondit Volemak. Pour le présent, il suffit que vous essayiez de vous connaître et de vous apprécier mutuellement. »
Tout était dit ; on rajouta seulement quelques commentaires gracieux sur le dîner qu’avait préparé Zdorab, puis le petit groupe se sépara aussitôt et Hushidh suivit Shedemei vers la tente qu’elles devaient temporairement partager.
« Eh bien, c’était très rassurant », dit Shedemei.
Comme toujours, il fallut un moment à Hushidh pour comprendre que Shedemei faisait de l’ironie. « Pour ma part, je ne me sens pas très rassurée, répondit-elle.
— Allons, tu ne trouves pas que c’est gentil comme tout de nous laisser du temps pour décider de nous plier à l’inévitable ? C’est comme confier à un condamné à mort le levier qui commande la trappe du gibet, en lui disant : “Quand vous voudrez !” »
Hushidh s’étonna : Shedemei se révoltait bien plus qu’elle-même contre la situation. Mais il est vrai qu’au contraire d’Hushidh, elle n’était pas volontaire pour le voyage. Elle ne s’était jamais considérée comme la servante de Surâme, à l’inverse d’Hushidh depuis la révélation de son talent de déchiffreuse, ou de Luet depuis qu’elle était sibylle de l’eau. Et naturellement, tout lui semblait désormais en porte-à-faux, tous ses plans étaient bouleversés.
Hushidh crut l’aider en faisant observer : « Zdorab est aussi prisonnier que toi, dans ce voyage ; il n’avait rien demandé, et toi au moins, tu as eu un rêve. » Mais elle s’aperçut aussitôt – car elle voyait toujours les liens entre les gens – que ses paroles, loin de la réconforter, dressaient un mur entre Shedemei et elle : alors, elle se tut.
Elle se tut et souffrit, car elle se rappelait que c’était Issib qui avait demandé : « Et si nous ne sommes jamais prêts ? » Quel tourment d’entendre cela de la bouche de son futur époux ! Tourment, parce que cela signifiait qu’il pensait ne jamais pouvoir l’aimer.
Une pensée jaillit soudain dans son esprit : et s’il n’avait pas dit cela pour cette raison, mais parce qu’il était persuadé que je n’accepterais jamais de l’épouser, lui ? À y réfléchir, elle ne pouvait plus en douter : Issib était trop bienveillant pour tenir des propos qui risquaient de blesser autrui. Les écluses de sa mémoire s’ouvrirent soudain, et elle revit tous les souvenirs qu’elle avait d’Issib. Peu disert, il supportait son infirmité sans se plaindre. Il avait un grand courage, à sa façon, et un esprit vif ; lors des cours qu’ils avaient suivis ensemble, il s’était toujours montré brillant et ses idées originales indiquaient qu’il avait toujours une ou deux longueurs d’avance sur le sujet traité.
Il est peut-être physiquement limité, songeait-elle, mais son esprit vaut bien le mien. Et si je ne suis pas une beauté, je ne me tourmente sûrement pas autant que lui à propos de mon corps. Nafai m’a assuré qu’il est capable d’engendrer, mais ça ne veut pas dire qu’il sache faire l’amour – en réalité, il doit craindre par-dessus tout que je le trouve répugnant ; en tout cas, il doit se désespérer en imaginant le peu de plaisir qu’il pense pouvoir me donner. Finalement, ce n’est pas moi qui ai besoin d’être rassurée, c’est lui, et je ne ferai que tout détruire si j’aborde notre relation avec l’idée qu’il doit tranquilliser mon cœur apeuré. Non, il faut le persuader que je l’accepte, si nous voulons bâtir une amitié et un mariage solides.
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