— Nous devrions descendre au sous-sol, vous ne croyez pas ? dit Miss Lelache d’une voix assez calme, bien qu’elle fût toute tremblante.
— Allez-y, répondit Haber. Nous devons rester ici un moment.
— Rester ici ?
— L’ampli est ici. On ne peut pas le trimballer comme une télé portative ! Descendez au sous-sol, nous vous y rejoindrons dès que nous le pourrons.
— Vous voulez le faire dormir maintenant ? demanda-t-elle au moment où les arbres s’enflammaient au bas de la colline.
L’éruption du mont Hood était cachée par des événements beaucoup plus proches ; le sol, de toute façon, s’était mis à trembler doucement depuis quelques minutes, une sorte d’engourdissement s’emparait des membres et des esprits.
— Vous pensez si je vais le faire ! Allez, descendez au sous-sol, j’ai besoin du divan ! Allongez-vous, George… Écoutez, vous, au sous-sol, juste après le bureau du portier, vous verrez une porte sur laquelle est écrit : Générateur de secours . Entrez-y, cherchez le bouton vert. Gardez un doigt dessus et si les lumières s’éteignent, appuyez. Allez !
Elle sortit. Elle tremblait encore, et elle souriait ; en passant, elle serra un instant la main de Orr.
— Fais de beaux rêves, George, dit-elle.
— Ne t’en fais pas, répondit-il. Tout ira bien.
— Taisez-vous ! aboya Haber.
Il avait mis en route la bande hypnotique qu’il avait enregistrée lui-même, mais Orr n’y prêtait pas la moindre attention, et le bruit des explosions et des incendies la rendait difficile à entendre.
— Fermez les yeux ! ordonna Haber, et il posa la main sur la gorge d’Orr et augmenta le volume du magnétophone. Vous détendre, dit sa propre voix. Vous êtes à l’aise et parfaitement détendu. Vous allez plonger…
Le bâtiment sauta comme un jeune agneau et retomba de travers. Quelque chose apparut à la fenêtre, dans le ciel rouge sombre : un gros objet ovoïde qui semblait se déplacer dans l’air par petits bonds. Il se dirigea directement vers la fenêtre.
— Nous devons partir ! cria Haber par-dessus sa propre voix, mais il s’aperçut qu’Orr était déjà hypnotisé. Il arrêta le magnétophone et se pencha vers le patient pour lui parler dans l’oreille. Arrêtez l’invasion ! hurla-t-il. La paix, rêvez que nous sommes en paix avec tous les êtres ! Dormez, maintenant ! Antwerp !
Et il mit l’ampli en marche.
Mais il n’eut pas le temps de regarder l’EEG d’Orr. La forme ovoïde se tenait juste devant la fenêtre. Son nez arrondi, reflétant la cité qui brûlait, était pointé vers Haber. Il s’accroupit près du divan, se sentant affreusement vulnérable et impuissant, essayant de protéger l’ampli en étendant les bras devant l’appareil. Il regarda le vaisseau étranger par-dessus son épaule. Il s’approchait encore. Le nez du vaisseau, qui semblait être en acier huilé, avec des reflets violets, remplissait toute la fenêtre. Il y eut une sorte de raclement lorsqu’il se coinça dans l’encadrement. Haber poussa un cri d’effroi, mais resta où il se trouvait, entre l’ampli et le vaisseau étranger.
Depuis le nez, hésitant, sortit un long et mince tentacule qui se mit à tâtonner dans l’air. Son extrémité, dressée comme un cobra, chercha au hasard, puis s’arrêta en direction de Haber. À trois mètres de lui environ. Il resta pointé vers le psychiatre pendant quelques secondes, puis se retira dans un sifflement suivi d’un petit claquement, et un gros bourdonnement se fit entendre. L’appui en métal de la fenêtre crissa et se tordit. Le nez de l’astronef tourna sur lui-même et tomba sur le sol. Quelque chose sortit de l’ouverture ainsi dégagée.
C’était, pensa Haber avec horreur, une tortue géante. Puis il se rendit compte que l’être était vêtu d’une sorte de scaphandre qui ressemblait à une lourde carapace verdâtre et lui donnait un air inexpressif, faisant penser à une tortue de mer géante se tenant sur ses pattes de derrière.
Il demeura immobile près du bureau de Haber. Puis il leva très lentement son bras gauche, braquant vers le docteur une sorte d’instrument métallique.
Haber s’apprêta à affronter la mort.
Une voix unie, sans nuances, sortit de la jointure du coude de l’Étranger.
— Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse, dit-il.
Haber écarquilla les yeux, son cœur parut chanceler.
L’énorme bras métallique se remit à parler.
— Nous essayons de faire une arrivée pacifique, dit le coude, sur le même ton. Veuillez informer les autres que ceci est une arrivée pacifique. Nous n’avons pas d’armes. Une grande autodestruction suit une peur sans fondement. Veuillez cesser la destruction de vous-même et des autres. Nous n’avons pas d’armes. Nous sommes une espèce paisible, non belliqueuse.
— Je… Je… Je ne peux pas contrôler l’aviation, bafouilla Haber.
— Des personnes dans des véhicules volants sont contactées actuellement, dit le coude de la créature. Et ceci est une installation militaire ?
D’après l’ordre des mots, c’était une question.
— Non, rien de tel…
— Alors, veuillez excuser cette intrusion non désirée.
L’énorme être caparaçonné se mit à ronfler légèrement et sembla hésiter.
— Quel est cet appareil ? demanda-t-il, désignant de son coude droit la machine reliée à la tête du dormeur.
— Un électroencéphalographe, une machine qui enregistre l’activité électrique du cerveau…
— Intéressant, déclara l’Étranger, et il fit un petit pas en direction du divan, comme s’il désirait l’étudier de plus près. La personne individuelle est iahklu’ . La machine enregistre ceci peut-être. Est toute votre espèce capable de iahklu’ ?
— Je ne… ne connais pas ce terme ; pouvez-vous me décrire ce…
La créature ronfla un peu, leva son coude gauche au-dessus de sa tête (qui, comme celle d’une tortue, dépassait à peine de ses énormes épaules caparaçonnées).
— Veuillez excuser, ajouta-t-elle. Incommunicable par la machine communicante inventée hâtivement dans le très-récent-passé. Veuillez excuser. Il est nécessaire dans le très-proche-futur d’aller rapidement vers d’autres personnes individuelles responsables prises de panique et capables de détruire elles-mêmes et les autres. Merci beaucoup.
Et il remonta dans le nez du vaisseau.
Haber regarda les grandes semelles rondes de ses pieds disparaître dans la cavité sombre.
Le nez conique sauta du sol et se revissa : Haber eut nettement l’impression qu’il n’agissait pas mécaniquement, mais temporellement, répétant ses actions précédentes, comme un film que l’on passe à l’envers. L’astronef étranger, ébranlant tout le bureau et arrachant le reste de l’encadrement de la fenêtre dans un bruit épouvantable, se retira et s’évanouit dans l’obscurité lugubre.
Haber remarqua que le crescendo des explosions avait maintenant cessé ; en fait, c’était plutôt tranquille. Tout tremblait un peu, mais ça devait être à cause de la montagne, pas des bombes. Les sirènes hurlaient, lointaines et tristes, de l’autre côté de la rivière.
George Orr était inerte sur le divan, la respiration irrégulière. Les coupures et les hématomes de son visage ressortaient affreusement sur sa pâleur. Par la fenêtre brisée, on voyait encore dériver des cendres et des tourbillons de fumée dans l’air frais et suffocant. Rien n’avait changé. Il n’avait rien défait. Avait-il seulement fait quelque chose ? Ses yeux remuèrent légèrement sous ses paupières fermées ; il rêvait encore ; il ne pouvait pas faire autrement, avec l’amplificateur qui continuait à lui envoyer les émissions de son propre cerveau. Pourquoi ne changeait-il pas les continuums, pourquoi n’en faisait-il pas un monde paisible, comme Haber le lui avait dit ? La suggestion hypnotique n’avait pas été claire ou assez forte. Ils devaient tout recommencer. Haber arrêta l’ampli et prononça trois fois le nom d’Orr.
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