Avec le sentiment de jouer une pièce, elle récita la tirade de l’hypnotiseur. Il fut presque aussitôt en transe. Elle ne pouvait pas y croire, et voulut le vérifier.
— Tu ne peux pas lever la main gauche, dit-elle. Tu essaies, mais tu n’y arrives pas, elle est trop lourde… Maintenant, elle est de nouveau légère, tu peux la soulever. Voilà… Bien. Dans une minute, tu vas dormir, tu rêveras aussi, mais ce seront des rêves ordinaires, normaux, comme ceux que font tous les gens, pas des rêves spéciaux, pas des… des rêves effectifs. Tous, sauf un. Tu feras un rêve effectif dans lequel…
Elle s’arrêta. Tout d’un coup, l’angoisse la saisit ; son cœur se serra. Que faisait-elle ? Ce n’était pas un jeu. Il était en son pouvoir ; et son pouvoir à lui était immense. Quelle incroyable responsabilité avait-elle prise ?
Une personne qui croyait, comme elle, que les choses avaient une destinée ; qu’il y a un tout dont chacun est une partie, et qu’en étant une partie, chacun est l’ensemble ; une telle personne n’a pas le désir, à aucun moment, de jouer à Dieu. Seuls les gens qui refusent leur existence ont envie d’y jouer.
Mais elle était prise dans un rôle et ne pouvait plus y échapper maintenant.
— Tu rêveras que… que le docteur Haber est bon, qu’il n’essaie pas de te faire mal et qu’il sera honnête avec toi. Elle ne savait que dire, ni comment le dire, sachant que tout ce qu’elle prononçait pourrait être mal interprété. Et tu rêveras que les Étrangers ne sont plus là-haut, sur la Lune, ajouta-t-elle vivement. (Elle pouvait au moins lui enlever ce fardeau.) Et tu te réveilleras tout à fait reposé, et tout ira bien. À présent, endors-toi !
Oh, merde ! elle avait oublié de lui dire de s’allonger d’abord.
Il s’affaissa comme un oreiller à demi rempli, doucement, en avant et légèrement sur le côté, et il ne fut plus qu’une masse chaude et inerte sur le plancher.
Il ne pesait pas plus de soixante-quinze kilos, mais un éléphant mort ne lui aurait pas donné plus de mal, pour le mettre sur le lit. Elle devait placer les jambes d’abord, et soulever ensuite les épaules, pour ne pas heurter le lit ; il finit sur le sac de couchage, bien sûr, pas dedans. Elle l’en extirpa et l’étendit sur le lit ayant de nouveau failli se cogner. Et pendant tout ce temps, il dormait profondément. Elle était haletante, en sueur et en colère. Pas lui.
Elle s’assit à table pour reprendre son souffle. Au bout d’un moment, elle se demanda ce qu’elle allait faire. Elle jeta les reliefs de leur repas, fit chauffer de l’eau, lava les soucoupes en étain, les fourchettes, le couteau et les tasses. Elle remit du bois dans le poêle. Elle trouva quelques livres sur une étagère, des livres de poche qu’il avait sans doute achetés à Lincoln City pour tromper son sommeil. Pas de romans à suspense, zut ! elle aurait bien aimé lire un bon policier. Il y avait un roman sur la Russie. Un bouquin sur le pacte spatial : le gouvernement américain ne tenait plus à prétendre qu’il n’existait rien entre Jérusalem et les Philippines parce que s’il l’avait fait, cela aurait pu devenir une menace pour l’ American Way of Life ; et depuis quelques années, on pouvait à nouveau acheter de petites ombrelles japonaises en papier, et de l’encens indien, des romans russes, et bien d’autres choses. La fraternité humaine était le nouveau mode de vie, d’après le président Merdle.
Ce livre, écrit par quelqu’un dont le nom se terminait en evsky , parlait de la vie dans une petite ville du Caucase durant les Années du Fléau, et ce n’était pas particulièrement un roman gai, mais il réussit à l’émouvoir ; elle le lut de vingt-deux heures à deux heures et demie. Orr resta endormi pendant tout ce temps, bougeant à peine et respirant légèrement, tranquillement. De temps en temps, elle quittait son village du Caucase pour regarder son visage, serein et doré dans la faible lumière de la lampe. S’il rêvait, c’était des rêves calmes et éphémères. Quand tout le monde fut mort dans la bourgade caucasienne, sauf l’idiot du village (dont la passivité parfaite face à l’inévitable lui faisait penser à son compagnon), elle réchauffa un peu de café, mais il avait un affreux goût de lessive. Elle alla vers la porte et resta dans l’encadrement pendant un moment, écoutant le torrent hurler sa louange éternelle. C’était incroyable qu’il eût pu faire cet énorme bruit pendant des centaines d’années, avant même qu’elle fut née. Et il continuerait à le faire jusqu’à ce que les montagnes se déplacent… Et la chose la plus insolite, très tard dans la nuit maintenant, dans le silence absolu des bois, c’était, dans ce fracas, une mélodie lointaine, en amont, semblait-il, comme des voix d’enfants qui chanteraient ; mélodie très douce très étrange.
Elle frissonna ; elle referma la porte sur ces voix d’enfants à naître qui chantaient dans les eaux tumultueuses, et revint dans la petite pièce chaude où dormait l’homme. Elle prit un livre sur La menuiserie chez soi , qu’il avait sans doute acheté pour bricoler dans le chalet, afin de s’occuper, mais cela lui donna aussitôt envie de dormir. Après tout, pourquoi pas ? Pourquoi devrait-elle rester éveillée ? Mais où allait-elle dormir ?…
Elle aurait dû laisser George sur le plancher. Il ne s’en serait même pas rendu compte. Ce n’était pas juste, il avait à la fois le sac de couchage et le lit.
Elle lui retira le sac de couchage et le remplaça par son imperméable et sa pèlerine. Il ne remua pas. Elle le regarda avec affection, puis se glissa dans le sac, posé sur le sol. Bon sang, il faisait froid sur ce plancher, et c’était dur. Elle n’avait pas fermé la lumière. Ou disait-on éteindre, pour une lampe à mèche ? Elle avait appris cela à l’école, mais ne se souvenait plus de la règle. Oooooh ! Merde ! qu’il faisait froid là-dedans !
Froid, froid. Et dur. Et clair. Trop clair. Le soleil du matin, à travers le mouvement et les frissons des arbres. Au-dessus du lit. Le sol trembla. Les collines murmurèrent et rêvèrent qu’elles tombaient dans l’océan, et, au-delà des collines, faible et horrible, venant des villes proches, le hurlement des sirènes.
Elle s’assit. Les loups hurlent pour annoncer la fin du monde.
La lumière du soleil coulait par l’unique fenêtre, cachant tout ce qui n’était pas éclairé par ses rayons éblouissants. Elle tâtonna dans l’excès de lumière et trouva le rêveur, couché sur le ventre, toujours endormi.
— George ! Réveille-toi ! Oh, George, je t’en prie, réveille-toi ! Quelque chose ne va pas !
Il s’éveilla, et lui sourit.
— Quelque chose ne va pas… Les sirènes… Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ils ont débarqué, déclara-t-il sans la moindre émotion, encore à moitié dans son rêve.
Car il n’avait fait que ce qu’elle lui avait ordonné. Elle lui avait dit de rêver que les Étrangers n’étaient plus sur la Lune.
L’univers n’a point d’affections humaines.
Lao-Tseu,
V .
Durant la Seconde Guerre mondiale, la seule partie du continent nord-américain à subir une attaque directe fut l’État de l’Oregon. Plusieurs ballons incendiaires japonais firent brûler quelques arpents de forêt près de la côte. Durant la Première Guerre interstellaire, la seule partie du continent nord-américain à être envahie fut l’État de l’Oregon. On pourrait en rejeter la faute sur ses politiciens ; la fonction d’un sénateur de l’Oregon est de rendre fous les autres sénateurs ; et on ne met jamais du beurre militaire sur la tartine de l’État. L’Oregon n’avait pas de stocks de quoi que ce soit, sauf de foin, pas d’aires de lancement de missiles, pas de bases de la N.A.S.A. Il était évidemment sans défense. Les missiles balistiques anti-étrangers qui le défendirent furent lancés depuis les immenses installations souterraines de Walla-Walla, dans le Washington, et de Round Valley, en Californie. De l’Idaho, d’énormes XXTT-9900 supersoniques la plupart d’entre eux appartenant à l’U.S, Air Force foncèrent hurlant vers l’ouest, déchirant tous les tympans qui se trouvaient entre Boise et Sun Valley, afin de vérifier qu’aucun vaisseau étranger n’avait réussi à traverser le filet infaillible des MBAE.
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