— Euh… aucune, je suppose.
— Exactement. Donc : l’univers devient plus massif.
Tom se tapota le ventre.
— Je croyais que c’était un effet de ta cuisine.
Sharon lui décocha son regard breveté, mais il sourit de toutes ses dents, et elle ne put s’empêcher d’en faire autant.
— Très bien, je vais te faire un dessin. (Elle écarta son assiette et posa les deux bras sur la table.) La vélocité, c’est la distance divisée par le temps, d’accord ? Ça, c’est au lycée qu’on l’apprend.
— Dans le programme, ça vient juste après Lorentz-Fitzgerald.
— Arrête de faire le malin.
— Je ne peux pas m’en empêcher.
— Eh bien, l’univers est en expansion.
Il fit mine de se tapoter le ventre une nouvelle fois, mais se ravisa à temps.
— Le big bang, c’est ça ? Au tout début, l’univers était une petite boule et il a explosé. Et, depuis lors, il n’a pas cessé d’être en expansion.
— Non ! Ce n’est pas ça du tout ! Il n’y a que les journalistes pour croire de telles balivernes. Le bloc primordial a « explosé » ! Tu parles ! Qu’a-t-il donné en explosant, bon sang ? Tu imagines les étoiles et les galaxies se déployant dans l’espace, mais ce fameux bloc, c’était déjà de l’espace. Les galaxies s’éloignent les unes des autres , pas d’un centre qui leur serait commun. Elles ne se déploient pas dans l’espace, c’est l’espace qui s’étend entre elles . Le fluide cosmologique. Tu piges ?
Une partie de son esprit – celle qui parvenait à prendre de la distance avec le reste – constata qu’elle avait sans doute trop bu. Elle aurait voulu pouvoir s’arrêter de déblatérer comme ça, mais elle était si foutrement heureuse qu’elle n’en avait aucune envie.
Tom secoua la tête.
— Le fluide cosmologique…
Soudain, il eut une vision aristotélicienne en diable, celle d’un univers en tant que plénum et non vide spatial.
Sharon refusa de lâcher prise, bien décidée à l’amener à comprendre et, en conséquence, à partager sa joie.
— Écoute, imagine les galaxies comme des points dessinés sur la surface externe d’un ballon…
Il tapa sur la table d’un air triomphal.
— Je savais qu’on en arriverait à ce fichu ballon !
— Considère que tu es un minuscule insecte quelque part sur ce ballon. Tu ne devrais pas avoir trop de peine. Voilà maintenant qu’on gonfle le ballon. Qu’arrive-t-il aux points ?
Tom leva les yeux vers le lustre et se tirailla la lèvre inférieure.
— Puis-je voir par-delà la courbure du ballon ?
— Oui. Mais c’est un Flatland incurvé et tu ne peux voir ni le ciel, ni les profondeurs.
Tom ferma les yeux.
— Tous les points s’éloignent de moi, dit-il.
— Et ceux qui étaient les plus éloignés ?
Il ouvrit les yeux et la fixa en souriant.
— Ce sont eux qui s’éloignent le plus vite. Nom de Dieu ! Alors c’est pour ça que…
— Que les astronomes utilisent le décalage vers le rouge pour évaluer les distances. Maintenant, supposons que tu es soudain déplacé en un autre point du ballon. Que vois-tu à présent ?
Il haussa les épaules.
— Simil atque *, évidemment.
Elle attrapa la poivrière et la plaça entre eux. Puis elle la pointa du doigt.
— Dans ce cas, comment la même galaxie peut-elle s’éloigner du point A… (elle se toucha le torse) et du point B ? acheva-t-elle en désignant Tom ?
Celui-ci fixa l’ersatz de galaxie en plissant les yeux.
— Nous nous trouvons sur la surface d’un ballon, hein* ? L’espace est en expansion entre nous, donc chacun de nous voit l’autre s’éloigner de plus en plus.
Il était dans le vrai, et bien plus qu’il ne le croyait.
— La surface tridimensionnelle d’un ballon fort bizarre, enchaîna-t-elle. Je l’appelle « l’univers perçu ».
— Et ton « polyvers » comprend l’intérieur du ballon.
— Exact. On appelle ça les dimensions quantiques. Elles se trouvent littéralement à l’intérieur de l’univers perçu. J’étais affairée à étudier leur orthogonalité dans le cadre de l’hypothèse de Janatpour.
— Et la vitesse de la lumière dans tout ça ?
— J’y arrive. (Elle posa la salière à côté de la poivrière.) Mesurons un kilomètre sur la surface du ballon. La lumière mettra… disons un tiers de microseconde pour le franchir. Ce kilomètre, tracé sur la surface du ballon, est identique à un kilomètre que je place à l’intérieur du ballon. Quand je gonfle le ballon, que se passe-t-il ?
— Hum. La distance à la surface augmente mais celle à l’intérieur ne varie pas.
— Et si la vitesse de la lumière est constante dans le polyvers, quelle distance la lumière parcourt-elle en un tiers de microseconde ?
— Une distance identique au kilomètre de départ… Donc inférieure au kilomètre tel qu’il apparaît maintenant sur la surface.
— Exact. Conclusion : un rayon lumineux met plus de temps qu’auparavant pour parcourir la « même » distance.
Une nouvelle fois, Tom s’abîma dans la contemplation du lustre en tiraillant sa lèvre inférieure.
— Astucieux, dit-il.
Elle se pencha vers lui.
— Et tu n’as encore rien vu.
— Que veux-tu dire ?
— Je ne peux expliquer que la moitié de la diminution de la vitesse de la lumière.
Il la fixa d’un œil interloqué.
— Et l’autre moitié ?
— La distance divisée par le temps , mon chou. Et si les secondes devenaient plus brèves ? Un rayon lumineux « constant » parcourrait moins de kilomètres pendant le « même » nombre de secondes. Toutes ces histoires de « baguettes » et de « pendules »… Ce ne sont pas des instruments privilégiés une fois qu’on est sorti de l’univers. Quand j’ajoute à l’expansion de l’espace la contraction du temps et remonte jusqu’au big bang – pardon : au big clap –, j’obtiens des secondes infinament… je veux dire : infiniment longues… et une vitesse de la lumière in-fi-ni-ment élevée… au moment du découplage ; et c’est… Eh ben, c’est intéressant quand on considère la théorie de la relativité de Milne. Sur le plan de l’espéri… de l’ex-pé-ri-men-ta-tion, il n’y avait aucune différence entre Milne et Einstein. Jusqu’à maintenant. Vive moi !
Elle se porta un toast et vida son verre d’un trait. Lorsqu’elle voulut le remplir, elle s’aperçut que la bouteille était également vide.
Tom secoua la tête.
— J’ai toujours dit que les années passaient plus vite à mesure que je vieillissais.
Sharon se réveilla avec une migraine et une douce chaleur dans le cœur. Elle aurait bien voulu rester au lit. Comme les bras de Tom étaient confortables ! Comme elle s’y sentait en sécurité ! Mais ce fut la migraine qui l’emporta. Elle s’extirpa de l’étreinte de Tom – seule l’éruption du Krakatoa aurait pu le réveiller – et gagna la salle de bains sur la pointe des pieds, ouvrit le tube d’aspirine et prit deux comprimés.
— Newton, dit-elle en les fixant. (Elle les secoua comme des dés tout en examinant son reflet.) Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ?
C’était une femme qui accordait beaucoup de prix à sa dignité, et elle s’était conduite la veille de façon indigne.
— Tu sais pourtant ce qui t’arrive quand tu as trop bu, se morigéna-t-elle.
Bien sûr que oui , grimaça son reflet. C’est pour ça que je bois.
— Ridicule. Ta causalité est sens dessus dessous. Je souhaitais fêter ma découverte. Le reste, c’étaient des retombées.
C’est cela, oui. Elle avala les comprimés, les fit passer avec un peu d’eau. Puis, comme elle était déjà debout, elle alla au salon ramasser ses vêtements. Sur la table encore mise, les plats refroidis semblaient lui adresser des reproches. Elle se rappela pourquoi elle cuisinait si rarement. Elle détestait le désordre. Plutôt que de faire de la physique, elle allait faire le ménage pendant toute la journée.
Читать дальше