— Je ne parlais pas sérieusement. J’avais des vapeurs, c’est tout.
— Je sais, mais la vapeur est parfois une source d’énergie. Gheury de Bray a évoqué le phénomène en 1931 et Sten von Friesen en a parlé en 1937, dans les actes de la Royal Society. Quelques années plus tard, un statisticien nommé Shewhart a montré que les résultats des expériences effectuées entre 1874 et 1932 étaient incompatibles avec une vitesse constante. Halliday et Resnick ont confirmé son analyse en 1974.
— Je croyais que c’était dû au manque de précision des mesures.
— Moi aussi, du moins au début. Regarde la répartition des données chez Michelson-Morley ! Mais la précision n’est pas une variation non périodique. L’emploi de différentes méthodes…
Tom hocha la tête avec vigueur.
— Une mesure est définie par les opérations effectuées pour la produire . Donc, des méthodes différentes donnent des chiffres différents. C’est encore pire en cliologie…
— Exact. (Elle devait l’arrêter avant qu’il ne détourne sa petite fête.) Cette variation s’explique en partie par la découverte de méthodes plus performantes. Galilée a utilisé deux hommes munis de lanternes couvertes et placés à quelques kilomètres l’un de l’autre, ce qui l’a conduit à conclure que la vitesse de la lumière était infinie. Mais les horloges n’étaient pas assez précises à cette époque et la distance choisie était beaucoup trop faible. Grâce à l’aberration stellaire, on a abouti à une vitesse de 299 882 kilomètres par seconde. Mais la valeur moyenne obtenue avec des miroirs tournants…
— Michelson et Morley !
— Entre autres. Cette valeur moyenne était de 299 874 ; avec les géodimètres, on obtient 299 793 ; avec les lasers, 299 792. Mais nous avons affaire là à une évolution chronologique des méthodes ; dans quelle mesure la variation du résultat est-elle due au phénomène proprement dit ?
— Hum, dit Tom, qui ne pouvait pas dire grand-chose d’autre à ce moment-là.
— Entre 1923 et 1928, les cinq mesures publiées furent obtenues soit grâce à l’aberration stellaire, soit grâce aux miroirs polygonaux, et leurs moyennes étaient respectivement de 299 840 et 299 800.
Tom commençait à présenter le syndrome des yeux vitreux. En temps normal, il était fasciné par les questions statistiques, mais la fascination induit parfois le sommeil. Désormais, il n’émettait plus que des borborygmes.
— Mais on constatait des petits détails troublants, poursuivit Sharon, toujours excitée. Van Flandern – de l’Observatoire naval – a observé une discordance entre la période orbitale de la lune et les horloges atomiques et affirmé que les phénomènes nucléaires subissaient un ralentissement. Mais il avait une réputation d’excentrique et personne ne l’a pris au sérieux. Peut-être que c’était la lune qui accélérait. Et même si on tient compte de tout cela, on a apparemment affaire à une suite décroissante dont la limite est la constante einsteinienne.
Elle se fendit d’un sourire rayonnant, bien que cela constituât une curiosité et non une explication.
Tom cessa de béer comme un poisson.
— Hum. Corrige-moi si je me trompe, mais si on suppose que la vitesse de la lumière est constante, c’est pour de bonnes raisons, non ? C’est Einstein qui l’a dit, non ? Je suis certes un béotien, mais l’invariance de c fait partie des fondements de mon univers.
— Simple question d’échelle, répliqua Sharon en agitant une tranche de concombre au bout de sa fourchette. Ainsi que l’a écrit Duhem, une loi physique dont se contente une génération donnée pourra être contestée par la suivante, qui disposera d’instruments plus précis. Comme la variation des résultats est inférieure à la marge d’erreur, on considère que c est constante, en pratique . D’ailleurs, la mécanique newtonienne est toujours valable, en pratique … Mais si on revient au big clap pour se colleter avec la platitude et le problème de l’horizon… Tu sais… (elle opéra alors un de ces virages brusques dont elle avait le secret) Dirac a découvert la même chose ou presque, mais en partant d’une autre direction.
— D’une autre diraction, tu veux dire.
Sharon était par nature une femme sévère, et l’humour un peu balourd de Tom la hérissait comme de l’ambre une peau de chat.
— Un peu de sérieux, veux-tu ? Dirac a découvert que le rapport entre les forces électrique et gravitationnelle d’une paire électron-proton était à peu près égal au rapport entre l’âge de l’univers et le temps que met la lumière pour traverser un atome.
— Je te crois sur parole, rétorqua Tom en riant. (Il leur servit à nouveau du vin.) D’accord, mais l’âge de l’univers n’est pas une constante. Il ne cesse d’augmenter…
— Au rythme d’une seconde par seconde. Qui a dit que le voyage dans le temps était une chimère ? La vitesse et la direction, voilà le problème.
Sharon avait le sens de l’humour. Mais elle était plus pince-sans-rire que Tom. Les Marx Brothers aussi, d’ailleurs. Le vin commençait à lui monter à la tête, sensation qui n’avait rien de désagréable. Tom était certes gaffeur, mais on ne pouvait douter de sa sincérité, et il y avait trop d’hypocrites en ce monde pour qu’elle lui tienne rigueur de ses défauts.
— Reprends du poisson, lui dit-elle. Ça rend intelligent.
— Double ration pour moi, alors.
Cela faisait des semaines qu’ils n’avaient pas ri ensemble, et leur soulagement était presque palpable. Le pire, avec les problèmes, c’est qu’ils vous poussent à la solitude. Quel plaisir de renouer le contact !
— Donc, il n’existe qu’un seul instant donné où les deux rapports de Dirac sont parfaitement égaux, souffla-t-il.
Elle acquiesça.
— En général, on conclut à une simple coïncidence. Comme le dit le principe anthropique, l’âge de l’univers correspond à la durée nécessaire à l’univers pour produire des physiciens capables de le mesurer. Mais réfléchis… Si l’espace et le temps peuvent se contorsionner dans le seul but d’assurer l’invariabilité d’un rapport – la vitesse de la lumière –, pourquoi le reste de l’univers refuse-t-il de se montrer aussi coopératif ?
— Hein ?
Comme question, il aurait pu trouver plus brillant, mais Sharon n’avait plus besoin d’être encouragée. Elle avait changé de régime. Rien de tel que le vin pour lubrifier le moulin à paroles.
— Dirac a considéré ses deux rapports égaux et résolu le paradoxe en supposant que la variable était G, la constante de gravitation ; mais l’expérience a invalidé sa théorie selon laquelle la gravité était en train de décroître.
— Et toi, tu as résolu le paradoxe en supposant que la variable était c , devina Tom.
Elle opina.
— Et c est une fonction de la racine cubique inverse du temps, ce qui fait que…
— Ce qui fait que la vitesse de la lumière est en train de décroître, acheva-t-il. Mais sa valeur limite est égale à zéro et non à la constante einsteinienne, n’est-ce pas* ?
Sharon agita la main.
— Je n’ai pas encore finalisé la chose, mais le coefficient doit tenir compte des masses au repos de l’électron et du proton.
— Ce qui signifie ?
— Le coefficient n’est pas constant, lui non plus. Contraction de Lorentz-Fitzgerald. Si c décroît, que devient la masse ?
— Aucune idée.
— Allez, on apprend ça à la fac. Ta masse augmente à mesure que ta vélocité croît pour se rapprocher de c . Tout le monde sait ça. Change de réfèrent. Quelle différence si c décroît pour se rapprocher de ta vélocité ?
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