Au moment de l’offertoire, Klaus présenta à Dietrich quelques grappes bien mûres provenant de sa vigne, et le prêtre pressa l’une d’elles lorsque vint la consécration afin de verser son jus dans le calice, où il se mélangea au vin. En règle générale, les fidèles bavardaient sans se gêner, préférant souvent s’attarder dans le vestibule jusqu’à ce que retentisse l’appel de la clochette. Aujourd’hui, ils suivaient la cérémonie d’un air concentré, obnubilés non par le sacrifice du Christ mais par les vendanges à venir – comme si la messe, loin d’être une célébration en mémoire de la Passion, était un rituel de sorcellerie.
Comme il levait le calice au-dessus de sa tête, Dietrich aperçut les yeux jaunes et luisants d’un Krenk sous les chevrons du clair-étage.
Il resta un moment ainsi figé, les bras tendus, jusqu’à ce que les murmures approbateurs de ses ouailles le ramènent à lui. À en croire une superstition de fraîche date, les portes du purgatoire s’entrouvraient sur le paradis pendant l’élévation du pain et du vin, et il arrivait que des fidèles se plaignent lorsque leur pasteur passait trop vite sur cet instant. En restant sans bouger pendant un tel laps de temps, Dietrich avait sûrement assuré la délivrance de quantité d’âmes, ce qui ne pouvait que sanctifier les futures vendanges.
Il reposa le calice sur l’autel, s’agenouilla et expédia la fin de la cérémonie dans un murmure, ayant tout oublié du sens des mots qu’il prononçait. Joachim, qui se tenait à genoux à côté de lui, l’ourlet de sa chasuble dans une main et la clochette dans l’autre, jeta lui aussi un coup d’œil vers le plafond mais, s’il aperçut la créature, il n’en laissa rien paraître. Lorsque Dietrich trouva assez de courage pour lever les yeux, le visiteur imprévu s’était retiré dans l’ombre.
Une fois la messe achevée, Dietrich resta à genoux devant l’autel, serrant les poings de toutes ses forces. Au-dessus de lui, sculpté tout d’une pièce dans du bois de chêne rouge, encore assombri par un siècle de fumée de cierges, se tenait le Christ cloué à Sa croix. Son corps martyrisé – avec un simple pagne pour le préserver de l’indécence, avec des membres tordus par la souffrance, avec une bouche ouverte sur une ultime et pitoyable accusation : Pourquoi m’as-tu abandonné ? – émergeait du bois même de la croix, si bien que la victime et l’instrument de son supplice semblaient issus l’un de l’autre. Quelle façon brutale et humiliante de mourir ! Le bûcher, la corde ou la hache du bourreau d’aujourd’hui auraient été bien plus cléments.
Dietrich n’entendait que vaguement le fracas des charrettes, le cliquetis des serpes et des cisailles, les braiments des ânes, les cris et les jurons des hommes, les claquements de fouet, les grincements des roues, bref la rumeur signalant le départ pour les vignobles des serfs et des vilains. Le calme descendit lentement sur l’église, où l’on n’entendit plus que le gémissement des murs antiques et, dans le lointain, les cognements métalliques provenant de la forge de Lorenz, au pied de la colline.
Lorsqu’il fut assuré que Joachim ne s’était pas attardé dans les parages, Dietrich se leva.
— Jean, murmura-t-il une fois qu’il eut coiffé le harnais krenk et pressé le sceau qui éveillait le Heinzelmännchen . Est-ce vous que j’ai vu dans le clair-étage pendant la messe ? Comment avez-vous pu arriver là sans être vu ?
Une ombre se mut sous les chevrons et une voix lui répondit à l’oreille :
— Je porte un harnais qui me permet de voler et je suis entré par le clocher. Dans ma tête était la phrase commandant d’observer votre cérémonie.
— La messe ? Pourquoi ?
— La phrase affirme que vous détenez la clé de notre salut, mais elle fait rire Kratzer et Gschert refuse de l’écouter. Tous deux prétendent que nous devons trouver tout seuls la voie des cieux.
— Croire que l’on peut monter au ciel sans aide, c’est une hérésie à laquelle nombre de gens ont succombé, admit Dietrich.
Le serviteur krenk observa une longue pause.
— Je pensais que ce rituel compléterait l’image de vous que j’ai dans la tête, dit-il finalement.
— Et l’a-t-il fait ?
Dietrich entendit un craquement au-dessus de lui et se tordit le cou pour repérer l’endroit où le Krenk venait de se percher.
— Non, dit la voix dans son oreille.
— L’image de Dietrich que j’ai dans ma tête est elle aussi incomplète, avoua-t-il.
— Là est le problème. Vous voulez nous aider, mais je ne vois pas ce que vous y gagnez.
Les ombres se mouvaient à la lueur vacillante des cierges, dont l’éclat rouge et jaune empêchait la venue de ténèbres absolues. Deux points lumineux apparurent parmi les chevrons. S’agissait-il des yeux du Krenk renvoyant la lueur des flammes ou de simples tasseaux fixés à une poutre ?
— Dois-je nécessairement rechercher un gain pour agir ? demanda Dietrich aux ténèbres.
Il se sentait un peu mal à l’aise, car il savait que le gain le plus précieux à ses yeux n’était autre que sa propre solitude, qui seule pouvait tenir la terreur à l’écart.
— Un être vivant n’agit jamais sans penser en retirer un gain quelconque : se procurer de la nourriture, stimuler ses sens, être accepté au sein d’un groupe, réduire les efforts nécessaires à l’obtention de tels gains.
— Je ne puis vous donner entièrement tort, ami sauterelle. Tous les hommes recherchent le bonheur, et la bonne chère, les plaisirs de la chair et l’allégement de la fatigue y contribuent grandement, car sinon nous ne les rechercherions pas avec constance. Mais je ne puis non plus vous donner entièrement raison. Quels gains Theresia retire-t-elle de ses herbes ?
— L’acceptation, répondit le Krenk du tac au tac. Elle gagne grâce à eux sa place dans le village.
— Là n’est pas l’essentiel. Un homme affamé est capable d’assécher un marais – ou de voler le sillon de son voisin ; un homme cherchant le plaisir peut aimer sa femme – ou baiser celle de son voisin. Ce n’est pas le bien-être qui montre la voie du Ciel, mais le bien tout court. Aider son prochain, c’est un acte qui se suffit à lui-même. Jacques, le cousin de Notre-Seigneur, a écrit : « Dieu résiste aux orgueilleux, mais se montre favorable aux humbles. », et aussi ceci : « La religion pure et sans tache, la voici : visiter les orphelins et les veuves dans leur détresse [6] Épître de Jacques, 4.6, 1.27. (N.d.T.)
. »
— Le cousin de Manfred ne pèse pas sur le sort des Krenken. Il n’est pas… notre… seigneur, et Manfred est moins puissant que ne le craignait Gschert. Lorsque ses sujets l’ont défié à propos des meulons, il ne les a pas frappés ainsi qu’ils le méritaient mais les a laissés – ses propres serviteurs – régler la question à sa place. C’est là agir en faible. Et ses domestiques ont eu l’audace de dire que les jardiniers avaient raison. Leur devoir leur commande d’entasser le foin pour faire des meulons, mais pas de charger ces meulons dans les chariots.
Dietrich acquiesça.
— C’est ce qui est écrit dans le Weistümer. C’est ce que dit notre coutume.
Le Krenk tambourina sur une solive et se tendit vers la lumière des cierges, si bien que Dietrich crut qu’il allait tomber de son perchoir.
— Mais cela signifie que, l’année prochaine, les meulons resteront dans les champs tandis que les serfs attendront dans la haute-cour des chariots qui ne viendront pas. Voilà qui est… manquer de pensée.
Dietrich esquissa un sourire en se remémorant les arguties qui avaient suivi les conclusions de l’enquête.
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