Après avoir solennellement béni et l’arbre et les maisons, Dietrich se mit à l’écart pour observer les festivités. C’était un homme solitaire de nature – une des raisons pour lesquelles il s’était fixé dans ce village retiré. Buridan lui reprochait souvent ce trait de caractère. Vous vivez par trop à l’intérieur de votre tête , disait le maître, et bien que cette tête-là soit souvent intéressante, on doit aussi s’y sentir bien seul. Cette saillie amusait beaucoup le visiteur d’Oxford qui, en voyant Dietrich méditer sur une copie de son livre dans des lieux retirés de l’université, l’avait surnommé Doctor Seclusus. Occam possédait l’esprit le plus brillant que Dietrich ait jamais connu, mais son amitié s’épiçait toujours d’une dose de méchanceté. Habile dans le maniement des mots, il avait peu après découvert que le monde ne se limitait pas aux mots, car on l’avait convoqué à Avignon pour expliquer le sens de ceux dont il usait.
— Ils vous jugent peu amène, dit Lorenz, l’arrachant à ses souvenirs. Vous restez ici, sous les arbres, alors que tout le village se rassemble là-bas.
Il désigna l’endroit d’où provenait une cacophonie de violons, de guimbardes et de cornemuses, un brouhaha où l’on percevait des accords familiers mais que la brise et la distance atténuaient quelque peu, ne permettant d’identifier que des bribes de chansons.
— Je garde l’arbre, répondit Dietrich avec grand sérieux.
— Ah bon ?
Lorenz leva les yeux vers les fanions bariolés frémissant sous le vent. La brise agitait tellement couronnes et guirlandes qu’on eût dit que l’arbre dansait lui aussi.
— Et qui irait donc le voler ? s’enquit-il.
— Grim, peut-être, ou alors Ecke.
Rire de Lorenz.
— Quelle idée !
Le forgeron s’accroupit et s’adossa au mur de la maison d’Ackermann. Il n’était pas très grand – à côté de Gregor, il faisait figure de gringalet –, mais il était aussi bien trempé que le métal qu’il travaillait : invulnérable aux coups les plus brutaux et aussi souple que le célèbre acier de Damas. Il avait les cheveux noirs d’un Italien et le teint basané par la fumée de sa forge. Dietrich l’appelait parfois « Vulcain », pour une raison évidente, quoiqu’il eût les traits fins et la voix plus haut perchée qu’on ne l’aurait cru d’un homme affublé d’un pareil sobriquet. Son épouse était une fort belle femme, plus grande et plus âgée que lui, robuste et de tempérament chaste. Le Seigneur n’avait pas donné de fruits à leur union.
— J’adorais ces histoires dans ma jeunesse, avoua le forgeron. Dietrich de Berne et ses chevaliers. Les combats qu’ils ont livrés à Grim et aux autres géants ; la ruse par laquelle ils ont berné les nains ; leur quête pour secourir la Reine des glaces. Quand je pense à Dietrich, c’est vous que je vois en esprit.
— Moi !
— Parfois, je leur imagine de nouvelles aventures, à lui et à ses chevaliers. Je les aurais bien écrites, si j’avais su le faire. L’une d’elles en particulier était chère à mon cœur – celle qui se passait du temps où il vivait à la cour du roi Etzl.
— Vous pourriez toujours les réciter aux enfants. Il n’est pas besoin de savoir écrire pour cela. Saviez-vous que le véritable nom d’Etzl était Attila ?
— Ah bon ? Non, jamais je n’oserais réciter mes histoires. Car elles ne sont pas vraies, c’est moi qui les ai inventées.
— Lorenz, toutes les histoires du roi Dietrich relèvent de la fable. Le casque d’invisibilité de Laurin, l’épée enchantée de Wittich, le bracelet de sirène que portait Wildeber… Des dragons, des géants et des nains… A-t-on jamais vu pareils prodiges ?
— Eh bien, j’ai toujours supposé que notre misérable époque avait perdu l’art de forger les épées enchantées. Quant aux dragons et aux géants… eh bien, Dietrich et les autres héros les ont tous occis.
— Tous occis ! répéta Dietrich en riant. Oui, voilà qui « sauverait les apparences ».
— Vous dites qu’Etzl a bien existé. Et les autres rois goths – Théodoric et Ermanaric ?
— Oui, eux aussi. Ils vivaient durant l’âge des Francs.
— Il y a si longtemps !
— Oui. C’est Etzl qui a tué Ermanaric.
— Ah ! Vous voyez.
— Quoi donc ?
— S’ils ont bien existé – Etzl, Ermanaric et Théodoric –, alors pourquoi Laurin le Nain et Grim le Géant n’auraient-ils point existé ? Ne riez pas ! Un jour, j’ai rencontré un colporteur venu de Vienne qui m’a affirmé que les bâtisseurs de la cathédrale avaient trouvé en creusant la terre de gigantesques ossements. Les géants ont bien existé – et ils avaient des os de pierre. C’est pour cela qu’ils ont appelé la porte Portail des Géants. Cela prouve que ces histoires ne sont pas forcément des fables.
Le prêtre se gratta la tête.
— Albert le Grand décrit des os comme ceux-là. Il pense, et Avicenne avec lui, qu’ils ont été changés en pierre par quelque transformation minérale. Mais peut-être appartenaient-ils à un animal ayant péri durant le Déluge et non à un géant.
— Des os de dragon, alors, suggéra Lorenz avec des airs de conspirateur.
Dietrich sourit.
— C’est ce que vous pensez ?
— Votre chope est vide. Je vais vous en chercher une autre.
Lorenz se releva, fit mine de partir, se ravisa.
— On raconte certaines choses, dit-il au bout d’un temps.
Dietrich acquiesça.
— C’est généralement le cas. Lesquelles ?
— Vous partez souvent en forêt avec Frau Müller.
Dietrich tiqua et contempla le fond de sa chope. Il se demanda pourquoi il était surpris de découvrir ces ragots.
— Voilà qui est dit sans ambages, mon ami, mais le Herr a fait installer un lazaret…
— Dans la forêt de Grosswald. Ja, doch . Mais nous connaissons tous Frau Müller et, si elle soigne vraiment des lépreux, nul doute qu’elle ne se livre aussi à d’autres activités.
Dietrich s’interrogeait lui aussi sur l’abnégation dont semblait faire preuve cette femme si orgueilleuse.
— Juger sévèrement autrui est un péché, Lorenz. Par ailleurs, Max Schweitzer est souvent avec nous.
Le forgeron haussa les épaules.
— Savoir que sa femme part en forêt avec deux hommes ne rassure en rien le meunier. Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu. Je sais que…
Il se tut et retourna la chope dans sa main. On eût dit que son âme s’était retirée en lui, disparaissant derrière les fenêtres de ses yeux. La bière goutta sur le sol sans qu’il y prît garde.
— Je sais quelle sorte d’homme vous êtes, aussi je vous crois, acheva-t-il.
— Vous pourriez croire avec un peu plus de force, lança Dietrich.
Surpris, Lorenz leva les yeux vers lui en sursautant, puis se hâta d’aller chercher de la bière. Le forgeron était un homme d’une grande bonté – ce qui ne laissait pas de surprendre, vu sa force physique –, mais il était aussi friand de potins qu’une bonne femme.
Félix et Ilse lui offrirent deux poules en échange d’une bénédiction de leur maison. Dietrich avait un peu honte d’accepter, mais l’hiver approchait et même un prêtre doit se nourrir. Les œufs seraient les bienvenus, ainsi que le bouillon par la suite. Plongeant une main dans sa bourse, il y pécha la poupée de bois et la donna à leur fillette. Il l’avait frottée pour en ôter toute trace de brûlure et avait remplacé ses membres calcinés par des bâtons ramassés dans la forêt. Quant aux cheveux, ils provenaient de son propre crâne. Mais Maria la jeta par terre et s’écria :
— Ce n’est pas Anna ! Ce n’est pas Anna !
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