— Un nombre peut s’exprimer comme un mot, répondit Dietrich. Ainsi, le mot eins désigne l’unité. Mais comment un mot peut-il s’exprimer en chiffres ? Ach … vous voulez parler d’une espèce de code. Les marchands et les agents de l’empire usent de tels chiffres pour rédiger leurs messages secrets.
Kratzer se pencha vers lui.
— Vous maîtrisez ce type de connaissance ?
— Les signes par lesquels nous désignons les êtres et les relations sont arbitraires. Les Français et les Italiens utilisent d’autres mots que nous, par exemple ; donc, la désignation d’un nombre n’est pas essentiellement différente. Mais comment fait le Heinzelmännchen pour… Ach ! je vois. Il effectue une sorte d’ al-jabr sur son code.
Cette remarque l’amena à expliquer l’ al-jabr , puis à s’étendre sur les Sarrasins.
— Bien, fit Kratzer au bout d’un temps. Mais ces nombres-ci ne s’écrivent qu’avec deux chiffres : zéro et un.
— Quelle piètre numération ! Il y a parfois plus d’un représentant d’une espèce donnée.
Kratzer se frictionna les bras.
— Écoutez ! Le… l’essence qui coule… le fluide ? Merci. Le fluide qui commande la tête parlante coule le long d’innombrables biefs. Un dit au Heinzelmännchen d’ouvrir une vanne afin que le fluide coule dans telle ou telle voie. Zéro lui dit de maintenir la vanne fermée.
La créature tambourina sur la table à un rythme saccadé, mais Dietrich était incapable d’en déduire son humeur. Chez un homme, il aurait conclu à un accès d’impatience ou de frustration. De toute évidence, Kratzer cherchait à lui communiquer certaines idées que la tête parlante était incapable d’articuler avec le pauvre vocabulaire qu’elle avait assimilé, de sorte que Dietrich devait extraire le sens de ses propos comme on démêle un écheveau.
Herr Gschert écoutait leur conversation depuis sa place habituelle, adossé au mur du fond. Il émit une série de bourdonnements et de cliquetis que la tête parlante capta grâce à l’automaton auquel Dietrich avait donné l’appellation grecque de mikrofoneh.
— Quel est l’usage de cette discussion ?
— Chaque savoir a un usage, répondit Kratzer.
Jugeant que cette remarque ne lui était pas adressée, Dietrich conserva un visage impassible – quoique l’absence d’expression exprimât peut-être quelque chose pour un peuple comme les Krenken. Le serviteur affecté à la tête parlante se tourna d’un iota et, bien que ses grands yeux à facettes ne parussent rien fixer de particulier, Dietrich eut l’étrange impression qu’il venait de le regarder pour jauger sa réaction. Ses lèvres supérieure et inférieure se collèrent l’une à l’autre puis se détachèrent, une mimique silencieuse dont le prêtre avait conclu qu’elle équivalait au rire chez les Krenken.
Je crois bien que j’ai vu sourire l’un de ces êtres. Cette idée surgie de nulle part lui procura un étrange réconfort.
— Le nombre deux est la plus petite unité de savoir, lui déclara Kratzer.
— Je ne suis pas d’accord, répliqua Dietrich. Cela n’est pas un savoir. Une phrase, voire un mot, peut exprimer un savoir. Mais pas un nombre, qui n’est qu’un simple son.
Kratzer se frotta les bras l’un contre l’autre d’un air absent, du moins Dietrich l’interpréta-t-il comme tel, se disant qu’un homme placé dans les mêmes circonstances se serait sans doute gratté la tête ou le menton.
— Le fluide qui commande la tête parlante, reprit-il au bout d’un temps, diffère de celui qui commande votre moulin, mais l’étude de l’un nous permet d’apprendre quelque chose sur l’autre. Avez-vous un mot qui exprime ceci ? Analogie ? Merci. Écoutez donc cette analogie. Vous pouvez briser une jarre en morceaux, et ces morceaux en fragments, et ces fragments en poussière. Mais la poussière à son tour peut être brisée en pièces plus petites encore.
— Ah ! vous parlez des atomes de Démocrite.
— Vous avez un mot pour cela ? (Kratzer se tourna vers Herr Gschert et, toujours traduit par la tête parlante, lui dit en aparté :) S’ils savent de telles choses, ils peuvent peut-être nous aider.
Mais le Herr répondit :
— Ne parlez pas de cela.
En entendant ces mots, Dietrich jeta un regard curieux au serviteur.
— L’analogie, reprit Kratzer, c’est que le nombre deux est l’« atome » du savoir, car le moins que l’on puisse dire d’une chose, c’est qu’elle est – ce qui nous fait un – ou qu’elle n’est pas – ce qui nous fait zéro.
Dietrich n’était pas convaincu. Il est certaines choses dont on ne peut rien dire de plus hormis qu’elles existent, car il n’est aucune cause à l’existence excepté la grâce de Dieu. Mais il garda ses doutes pour lui.
— Utilisons donc le terme de biβchen pour désigner votre nombre deux. Cela signifie « très peu », ou « en petite quantité », ce qui peut recouvrir une portion de connaissance. Personne non plus n’a jamais vu les atomes de Démocrite.
L’usage du mot « portion » l’amusait grandement. Il avait toujours considéré le savoir comme un breuvage – les sources de la connaissance –, mais c’était aussi une chose qu’on grignotait.
— Dites-m’en davantage sur vos nombres, demanda Kratzer. Les appliquez-vous au monde ?
— Si cela est approprié. Les astronomes calculent la position des sphères célestes. Guillaume Heytesbury, l’un des calculateurs de Merton, a appliqué les nombres au calcul du mouvement local et démontré que toute latitude supérieure à zéro degré, dans la mesure où elle est finie et s’acquiert ou se perd de façon uniforme, correspond à sa vélocité moyenne.
Dietrich avait passé de longues heures à lire les Sophismata de Heytesbury que Manfred lui avait offerts, retirant une grande satisfaction de la preuve d’Euclide que contenait cet ouvrage.
Kratzer se frotta les bras.
— Expliquez ce que cela signifie.
— Tout simplement qu’un corps en mouvement qui gagne ou perd de la latitude de façon uniforme au cours d’une période donnée traverse une distance égale à celle qu’il aurait traversée lors de la même période s’il se déplaçait uniformément à sa latitude moyenne. (Dietrich hésita un instant, puis ajouta :) C’est ce qu’a écrit Heytesbury, si je me souviens bien.
Au bout d’un temps, Kratzer déclara :
— Cela doit signifier : la distance est égale à la moyenne de la vitesse multipliée par le temps.
Il rédigea quelque chose sur une ardoise et Dietrich vit des symboles apparaître sur l’écran du Heinzelmännchen. Son cœur battit plus fort à mesure que Kratzer identifiait chacun des symboles : distance, vitesse et temps. C’était l’idée même de Fibonacci : utiliser des lettres pour énoncer succinctement les principes de l’ al-jabr , afin qu’une seule ligne résume plusieurs paragraphes. Il attrapa un palimpseste dans sa bourse et, au moyen d’un charbon de bois, rédigea ses propres formules, utilisant l’alphabet allemand et les chiffres arabes. Ach ! comme l’énoncé y gagnait en clarté ! Son regard se brouilla et il se frotta les yeux. Ô mon Dieu, merci pour ce don.
— Ainsi nous découvrons les fruits du Saint-Esprit, dit-il.
— Le Heinzelmännchen ne comprend pas. Le mot « esprit » a trait au souffle, quel est son rapport avec le mouvement ?
— C’est une grande question que nous nous posons : un homme participe-t-il de l’Esprit immuable, ou bien est-ce l’Esprit qui croît et décroît dans l’homme ? Nous appelons cela « l’intention et la rémission des formes », ce qui peut, par analogie, s’appliquer à d’autres mouvements. Tout comme une succession de formes d’intensité variable explique l’augmentation ou la diminution de l’intensité d’une couleur, la succession des nouvelles positions consécutives à un mouvement peut être considérée comme une succession de formes représentant de nouveaux degrés dans l’intensité de ce mouvement. L’intensité d’une vélocité augmente avec la vitesse, tout autant que la rougeur d’une pomme augmente avec sa maturation.
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