— Une teinture de clou de girofle soulagerait votre douleur, lui dit Theresia, mais les clous de girofle sont trop chers.
— Quel plaisir d’apprendre l’absence d’un traitement, marmonna-t-il.
— Le temps vous guérira, répliqua-t-elle. En attendant, vous devez vous contenter de bouillie et de potage.
— Oui, ô Doctor Trotula.
Theresia laissa passer le sarcasme.
— Je me contente d’administrer des simples et de redresser des os.
— Et de pratiquer quelques saignées, lui rappela Dietrich.
Elle sourit.
— Le sang a parfois besoin de couler. (Voyant le regard que lui jetait Dietrich, elle ajouta :) Cela équilibre les humeurs.
Dietrich était incapable d’interpréter cette déclaration. Avait-elle souhaité se venger des Krenken ? Œil pour œil, dent pour dent ? Prends garde à la colère du placide, car elle couve longtemps après que sont éteintes les flammes les plus vives.
Il mâcha une autre bouchée de gélinotte et se palpa la mâchoire.
— Les Krenken frappent fort.
— Laissez votre cataplasme en place. Il réduira l’hématome. Pour vous traiter de cette manière, mon père, ces Krenken doivent être d’horribles gens.
Ces mots lui serrèrent le cœur.
— Ils sont égarés et effrayés. De tels hommes sont souvent violents.
Theresia revint à son ouvrage.
— Je pense que frère Joachim a raison. Je pense qu’ils ont besoin d’une autre forme d’aide que celle que vous leur dispensez, la femme du meunier et vous.
— Si je puis leur pardonner, vous le pouvez aussi.
— Vous leur avez donc pardonné ?
— Naturellement.
Theresia posa son ouvrage sur son giron.
— Il n’est pas si naturel que cela de pardonner. Ce qui est naturel, c’est la vengeance. Frappez un chien et il vous mordra. Touchez à un nid de guêpes et elles vous piqueront. C’est pour cela qu’il fallait quelqu’un comme Notre-Seigneur pour nous enseigner le pardon. Si vous avez pardonné à ces gens, pourquoi n’êtes-vous pas retourné les voir avec le soldat et la femme du meunier ?
Dietrich renonça à finir son blanc de gélinotte. Buridan affirmait qu’on ne pouvait pas agir à distance, et le pardon est une action. Pouvait-on pardonner à distance ? Jolie question que celle-là. Comment pourrait-il persuader les Krenken de partir s’il n’allait pas à eux ? Mais leur férocité le terrifiait.
— Encore quelques jours de repos, temporisa-t-il. Allez, apportez les douceurs près du feu et je vous lirai des passages du De usu partium.
Sa fille adoptive rayonna.
— J’adore vous entendre lire, surtout des livres de médecine.
Le jour de la fête de Notre-Dame de la Merci, Dietrich alla en boitillant inspecter ses terres – dont il confiait la gérance à Félix, à Herwyg le Borgne et à quelques autres. On venait d’entamer les secondes semailles et ce n’était que meuglements et hennissements, auxquels se mêlaient les cliquetis des harnais et des palonniers, les jurons des laboureurs et les coups saccadés de pioche et de mailloche. Herwyg avait creusé la terre en avril et la labourait aujourd’hui en profondeur. Dietrich s’entretint brièvement avec lui et se déclara satisfait de son travail.
Il remarqua que Trude Metzger maniait la charrue dans le champ voisin. Melchior, son fils aîné, guidait le bœuf de tête avec une longe tandis que son cadet, encore tout jeune, tenait une pioche presque aussi grande que lui. Herwyg, qui venait de faire exécuter un demi-tour à son attelage, émit l’opinion que le labourage était un travail d’homme.
— C’est dangereux pour un enfant de conduire les bœufs, opina Dietrich. C’est ainsi que son époux a trouvé la mort.
Un lointain roulement de tonnerre descendit du Katharinaberg et Dietrich jeta un regard curieux au ciel vide de nuages.
Herwyg cracha par terre.
— L’orage s’annonce, dit-il. Pourtant, je ne sens pas la pluie. C’est un cheval qui a piétiné Metzger, pas un bœuf. Ce grippe-sou abusait de la pauvre bête. Il la faisait même travailler le dimanche, mais il ne faut pas dire du mal des défunts. Un bœuf, c’est docile, mais un cheval, ça rue dans les brancards sans prévenir. C’est pour ça que je préfère les bœufs. Hai ! Jakop ! Heyso ! Tirez !
La femme de Herwyg aiguillonna Heyso, le bœuf de tête, et les six bêtes tirèrent de plus belle. La terre lourde et argileuse retombait du versoir, bordant le sillon de deux crêtes parallèles.
— Je lui donnerais bien un coup de main, reprit Herwyg en désignant Trude d’un mouvement du menton. Mais elle n’est pas plus aimable que ne l’était son mari. Et j’ai mes propres champs à labourer une fois que j’en aurai fini avec les vôtres, pasteur.
Cette invitation à prendre congé était des plus courtoises ; Dietrich franchit l’accotement pour gagner le champ de Trude, où son aîné s’efforçait toujours de faire tourner l’attelage. Dietrich s’attendait à le voir piétiné chaque fois que le bœuf changeait de position. Le cadet s’était effondré sur le billon et pleurait d’épuisement ; la pioche avait échappé à ses petits doigts en sang. Trude ne ménageait ni le fouet à ses bœufs, ni les invectives à ses enfants.
— Tire-le par les naseaux, fainéant ! ordonna-t-elle. À gauche, petit crétin, à gauche !
Apercevant Dietrich, elle tourna vers lui un visage maculé de boue.
— Qu’est-ce que vous venez faire ici, le prêtre ? Dispenser des conseils aussi inutiles que ceux du Borgne ?
Feu Metzger était un homme renfermé, porté sur la boisson et excessif en tout, mais c’était un bon laboureur. Trude partageait sa méchante humeur, mais point son habileté.
— J’ai un pfennig pour vous, dit Dietrich en fouillant dans sa bourse. Vous pourrez engager un jardinier pour vous aider.
Trude releva son bonnet et passa une main sur son front cuit par le soleil, y laissant une nouvelle traînée de boue.
— Et pourquoi partagerais-je ma richesse avec un paysan sans terre ?
Dietrich s’étonna de la rapidité avec laquelle elle s’enrichissait de son pfennig.
— Nickel Langerman a besoin d’argent et il est assez fort pour labourer la terre.
— Alors pourquoi personne ne l’a encore embauché ?
Parce qu’il est aussi méchant que toi , faillit dire Dietrich.
Trude, craignant sans doute de le voir retirer son offre, lui arracha le pfennig des doigts, déclarant :
— J’irai le voir demain. Il vit dans une hutte près du moulin, c’est ça ?
— Oui. Klaus emploie ses services quand il en a besoin.
— On verra s’il est aussi fort que vous le dites. Melchior ! Alors, tu as réussi à les faire tourner ? Tu ne feras donc jamais rien de bien ?
Lâchant les mancherons, Trude rejoignit son fils en quelques pas et lui arracha la longe des mains. Elle eut tôt fait d’exécuter la manœuvre souhaitée et rendit la longe à Melchior.
— Voilà comment il faut faire ! Non, attends que j’aie repris la charrue en main. Dieu du Ciel, qu’ai-je donc fait pour mériter de pareils demeurés ? Peter, tu as laissé quelques mottes. Ramasse cette pioche !
Le petit garçon se releva avant que sa mère ait eu le temps de l’y obliger en lui tirant les cheveux.
Dietrich rejoignit la route et prit la direction du village. Il se demanda s’il ne devait pas aller prévenir Nickel.
— Vous avez l’air bien malheureux, lui lança Gregor comme il passait devant son atelier.
Gregor avait placé une grosse pierre sur un tréteau et ses fils et lui s’affairaient à la dégrossir.
— Je viens de parler à Trude, expliqua Dietrich.
— Ah ! Je me demande parfois si le vieux Metzger ne s’est pas jeté sous les sabots de son cheval afin de lui échapper.
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