Quelque chose clochait dans cette végétation, tant du côté des formes que de celui des couleurs. Ces fleurs n’étaient pas tout à fait des fleurs, ces arbres pas tout à fait des arbres, et il y avait trop de bleu dans ce vert. Chaque fleur comptait six pétales d’une intense nuance d’or, disposés en trois paires symétriques. L’herbe était jaune comme la paille. S’agissait-il du lieu d’où ces êtres étaient issus ? Comme il devait être lointain pour qu’il y pousse de telles plantes !
Quant aux règles de composition ayant présidé à ce tableau, et à son symbolisme sous-jacent, ils lui échappaient également. Une peinture trouve son sens dans la représentation de tel saint ou de tel animal, ou dans les proportions de ses sujets, ou encore dans leurs gestes ou leur tenue, mais pas une créature vivante n’était visible , ce qui était peut-être le plus étrange dans cette œuvre. On eût dit que cette peinture n’était que la reproduction d’un paysage ! Mais pourquoi se limiter à un tel réalisme alors que l’œil nu se représente sans peine la réalité ?
La deuxième créature était assise derrière une table plus petite, placée dans un coin du logis à droite. Elle était également coiffée d’un harnais et se tenait à demi tournée vers le mur. Dietrich décida que ce harnais était une marque de servitude. Pareil à un serf concentré sur sa tâche, la créature ne lui prêtait aucune attention et ses doigts dansaient sur une autre peinture – une grille de carrés colorés et frappés de divers sceaux. Elle appuya sur l’un d’eux et… l’image s’altéra.
Poussant un hoquet, Dietrich recula d’un pas, et la troisième créature, qui se tenait appuyée contre le mur, les bras entrecroisés comme des vrilles, ouvrit toute grande sa bouche et frotta l’une contre l’autre ses lèvres supérieure et inférieure, produisant des sons évoquant un bébé qui apprend à parler :
— Wa-bwa-bwa-bwa.
S’agissait-il d’un salut ? Cette troisième créature était très grande, plus grande que lui, peut-être, et vêtue d’habits plus colorés que les autres : un gilet sans boutons comme en portent les Maures, d’amples chausses arrivant à mi-mollets, une ceinture portant quantité d’objets, une écharpe jaune vif. Les atours d’un homme de haut rang. Recouvrant son aplomb, Dietrich se fendit d’une révérence.
— Wabwabwabwa , fit-il, s’efforçant de respecter l’intonation du salut.
En guise de réponse, la créature le frappa.
Dietrich frictionna sa joue endolorie.
— On ne frappe pas un prêtre du Christ, avertit-il. Je vous appellerai Herr Gschert – sire Malotru.
Ce recours à la brutalité confirmait sa première impression : il avait bien affaire à un noble.
La première créature, qui semblait vêtue comme un serf mais possédait l’autorité d’un chef, tapa la table de son avant-bras. Gschert et elle se lancèrent dans un grand concours de stridulations et de gesticulations. Dietrich vit que ces êtres émettaient des sons en frottant l’une contre l’autre les excroissances placées à la commissure de leurs lèvres. Sans doute tenaient-ils de véritables discours, mais, même en se concentrant, il n’entendait que des bruits d’insectes.
Quel que fût son sujet, la discussion se fit de plus en plus animée. La créature assise leva ses deux bras pour les frotter l’un contre l’autre. Ils étaient parcourus de crêtes calleuses qui produisaient un son évoquant un tissu qu’on déchire. Herr Gschert sembla sur le point de frapper son interlocuteur, qui se leva comme pour mieux riposter. Le serviteur observait la scène depuis sa place, comme le font les serfs lorsque leurs maîtres se querellent.
Mais le Herr se maîtrisa et fit un geste qui n’avait rien de brutal, dont Dietrich déduisit qu’il se soumettait aux arguments qu’avançait l’autre créature. Cette dernière pencha la tête en arrière et ouvrit les bras, et Herr Gschert émit un cliquetis sec, après quoi l’autre se rassit.
Dietrich ne pouvait interpréter l’incident de façon concluante. Il y avait eu une dispute, c’était entendu. La première créature avait défié son seigneur – et l’avait emporté sur lui. Quel était donc son rang ? Qu’elle ait pu ainsi lui tenir tête signifiait qu’elle n’était pas un simple manant. Pouvait-il s’agir d’un prêtre ? D’un puissant vassal ? Ou du serviteur d’un autre seigneur, que Gschert souhaitait ménager ? Dietrich décida de la baptiser Kratzer, c’est-à-dire Grattoir, référence à son geste des bras.
Gschert s’adossa de nouveau au mur et Kratzer se rassit. Puis il fit face à Dietrich et se mit à craqueter. Soudain, Dietrich perçut deux mots au sein du vacarme :
— Dieu vous bénisse.
Il sursauta et se retourna pour voir si quelqu’un venait d’entrer.
— Dieu vous bénisse, répéta la voix.
Aucun doute n’était possible : elle émanait d’une petite boîte posée sur la table ! Sous le tissu tendu qui la recouvrait, Dietrich distingua une sorte de tambour. Ces créatures avaient-elles emprisonné là un Heinzelmännchen ? Il tenta de regarder derrière le rideau – jamais il n’avait encore vu de lutin –, mais la voix lui dit :
— Assieds-toi.
Cet ordre était si inattendu que Dietrich ne vit qu’une seule façon d’y réagir : l’obéissance. Une sorte de chaise était posée près de lui et il y prit place – tant bien que mal. Le siège, extrêmement inconfortable, n’était pas conçu pour un postérieur humain.
— Dieu vous bénisse, répéta la voix une troisième fois.
Cette fois-ci, Dietrich répondit :
— Dieu vous bénisse. Comment allez-vous, ami Heinzelmännchen ?
— Bien. Que signifie ce mot : Heinzelmännchen ?
La voix issue de la boîte était atone et on aurait cru entendre le goutte-à-goutte d’une clepsydre. Le lutin se moquait-il de lui ? Le petit peuple est farceur par nature et, si certains de ses représentants ne sont que des plaisantins, d’autres, tels les Gnurr, se montrent parfois cruels.
— Un Heinzelmännchen est un être de votre espèce, dit Dietrich, se demandant où ce dialogue allait le mener.
— Connaissez-vous d’autres êtres comme moi ?
— Vous êtes le premier que je rencontre.
— Alors, comment savez-vous que je suis un Heinzelmännchen ?
Astucieux ! Dietrich comprit qu’il avait entamé un duel d’esprits. Ces créatures avaient-elles capturé un lutin avec qui elles souhaitaient parler par son entremise ?
— Qui donc rentrerait dans cette petite boîte sinon un tout petit homme ? raisonna-t-il.
Cette fois, la réponse se fit attendre et Herr Gschert émit une nouvelle série de wa-wa , à laquelle Kratzer, qui ne quittait pas Dietrich des yeux, réagit par un geste dédaigneux. Puis il frotta ses lèvres l’une contre l’autre et la boîte dit :
— Il n’y a pas de petit homme dans la boîte. C’est la boîte qui parle.
Dietrich éclata de rire.
— Comment est-ce possible, puisque tu n’as pas de langue ?
— Que signifie « langue » ?
Amusé, Dietrich tira la sienne.
Kratzer tendit un bras longiligne pour toucher le cadre, et l’image qui s’y trouvait disparut, aussitôt remplacée par un portrait de Dietrich lui-même, représenté en train de tirer la langue. Bizarrement, celle-ci était luminescente. Dietrich se demanda s’il n’avait pas conclu un peu vite que ces créatures n’avaient rien de démoniaque.
— Est-ce la langue ? demanda le Heinzelmännchen.
— Oui, c’est la langue.
— Merci.
— C’est lorsque j’ai entendu ses remerciements que je me suis demandé s’il ne s’agissait pas d’une machine, confia Dietrich à Manfred plus tard dans la soirée.
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