— Je sais me servir d’un moteur de recherche, dit Tom.
— Sans vouloir vous insulter, docteur Schwoerin, personne ne fait ça aussi bien qu’un bibliothécaire. On trouve tant de données sur la Toile, si mal présentées – et parfois si sujettes à caution – que seul un expert peut y démêler le vrai du faux.
Grognement de Tom.
— Comme si je ne le savais pas ! Il suffit que je lance une recherche pour obtenir plusieurs milliers de sites, dont la plupart relèvent du Klimbim , et du diable si je comprends comment ils ont pu être référencés.
— La majorité de ces sites ne valent pas le papier dont ils se dispensent, approuva Judy. Une bonne moitié sont dus à des amateurs ou à des fêlés. Vous devez affiner vos critères. Je peux vous bricoler un ver qui ira renifler non seulement les références au terme Oberhochwald, mais aussi les mots clés associés à ce lieu. Comme par exemple…
— Johannes Sterne ? Ou la Trinité des Trinités ?
— Tout ce que vous voulez. Je peux programmer mon ver pour qu’il tienne compte du contexte – c’est le plus délicat – et ignore les articles non pertinents.
— D’accord, fit Tom. Vous m’avez convaincu. Je vous verserai un traitement grâce à ma bourse de recherche. Il n’aura rien de mirifique, mais il vous permettra de prétendre au titre d’assistante. Et votre nom sera cité au moment de la publication. (Il ramena sa chaise contre la table.) Je vous ouvrirai l’accès à CLIODEINOS pour que vous puissiez enregistrer vos résultats dans mon compte chaque fois que ce sera utile. En attendant, nous… Qu’est-ce qui ne va pas ?
Judy s’écarta de la table.
— Rien, dit-elle en détournant les yeux. Je pensais qu’on pourrait se retrouver ici à intervalles réguliers. Pour coordonner nos activités.
Tom agita la main.
— C’est plus facile sur la Toile. Il suffit d’avoir un modem et un téléphone intelligent.
— J’en ai un, lui dit-elle en tirant sur le fermoir de la chemise qu’elle tenait. Il est même plus intelligent que certaines personnes.
Tom éclata de rire, mais il n’avait pas compris la blague.
Les deux cartons posés sur la table leur fournissaient un point de départ qui en valait d’autres, aussi se les répartirent-ils pour les fouiller avec minutie, chemise après chemise. Tom lisait les mêmes textes pour la seconde fois, aussi s’ordonna-t-il de se concentrer. Comme il guettait le mot « Oberhochwald », ses yeux avaient tendance à s’arrêter sur tous les mots commençant par un O – voire un Q , et même un C . Les manuscrits qui défilaient devant lui étaient l’œuvre de mains fort diverses ; la plupart étaient rédigés en latin, mais il y en avait aussi en vieil allemand, et même en français et en italien. Un salmigondis de pièces dont les seuls points communs étaient les donateurs.
Trois heures plus tard, soit deux heures après que Judy eut fini son service, Tom, les yeux rougis et la cervelle en compote, n’avait qu’un seul et unique manuscrit à son tableau de chasse.
Idem pour Judy, qui était restée fidèle au poste.
Tom fut surpris de constater qu’elle savait le latin. Bizarre qu’une jeune femme originaire de l’Asie du Sud-Est s’intéresse à la culture et à l’histoire de l’Europe – encore que l’inverse l’aurait moins surpris. Donc, même si Tom apprit peu de choses sur Eifelheim cette nuit-là, on ne peut pas dire pour autant qu’il n’avait rien glané. En fait, il avait mal cerné les centres d’intérêt de Judy Cao.
« Moriuntur amici mei…»
Tom ferma les yeux pendant que Judy lisait à haute voix. Il procédait ainsi chaque fois qu’il souhaitait se concentrer sur ce qu’il entendait. En désactivant l’un de ses sens, il espérait augmenter l’acuité de l’autre. Cela dit, il n’était pas enclin à se boucher les oreilles lorsqu’il souhaitait examiner quelque chose de près.
Tom m’a dit un jour que nous autres Allemands, nous avions tendance à garder nos verbes dans nos poches, afin que le sens « à la fin de la phrase seulement apparaisse ». Le latin peut se permettre de jeter ses verbes comme des sucreries à la mi-carême, comptant sur les suffixes pour faire respecter la discipline. Heureusement, les lettrés du Moyen Âge lui ont imposé une structure ordonnée – raison pour laquelle les humanistes les haïssaient – et Tom était doué pour les langues.
« Mes amis se meurent en dépit de tous nos efforts. Ils avalent la nourriture, mais celle-ci ne les sustente point et leur fin chaque jour se rapproche. Je prie quotidiennement pour qu’ils ne succombent pas au désespoir, car Oberhochwald est si loin de leur foyer, et pour qu’ils se présentent devant le Seigneur avec un cœur plein de foi et d’espoir.
» Ils sont deux de plus à avoir accepté le Christ à l’approche du trépas, ce qui réjouit Jean autant que moi. Et ils ne nous en veulent pas, à nous qui les avons accueillis, car ils savent que notre fin est proche, elle aussi. Les rumeurs sont aussi vives et aussi nuisibles que des flèches, et elles disent que la pestilence qui a ravagé le Sud l’année passée vient de semer la désolation chez les Suisses. Oh ! faites que ce soit là un moindre mal venu nous tourmenter ! Faites que cette coupe ne se porte pas à nos lèvres ! »
C’était tout. Un fragment de journal, rien de plus. Pas d’auteur. Pas de date.
— Entre 1348 et 1350, hasarda Tom, mais Judy se montra plus précise.
— 1349, entre la fin du printemps et le début de l’hiver, déclara-t-elle. La peste a atteint la Suisse en mai 1349 et Strasbourg en juillet, ce qui l’amène en Forêt-Noire durant cette période.
Tom décida que l’histoire narrative avait ses avantages et lui tendit un second feuillet.
— J’ai trouvé ça dans l’autre carton. Une pétition adressée à Herr Manfred von Hochwald par un chaudronnier de Fribourg. Il se plaint du vol d’un lingot de cuivre, laissé par le pasteur Dietrich d’Oberhochwald en guise de paiement pour du fil de cuivre.
— Daté de 1349, vigile de la fête de la Vierge, compléta-t-elle en lui rendant le feuillet.
Tom fit la grimace.
— Ce qui ne nous avance guère… La moitié de l’année médiévale était consacrée à des fêtes mariales.
Il annota son organiseur et se mordilla les lèvres. Quelque chose clochait dans cette lettre, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
— Bien… (Rassemblant les sorties imprimante, il les glissa dans sa mallette et la ferma.) La date exacte n’a pas d’importance. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi le village a été abandonné, et non si le prêtre du coin a truandé un artisan local. Mais, alles gefällt *, j’ai fait une découverte qui justifie amplement mon déplacement.
Judy referma l’un des cartons et parapha l’étiquette collée à son couvercle. Elle lui jeta un bref regard.
— Ah ? Laquelle ?
— Je n’ai peut-être pas encore déniché la bonne piste ; mais je sais au moins qu’il y en a une.
En sortant de la bibliothèque, il découvrit que la nuit était tombée et le campus désert. Les salles de cours le protégeaient des bruits d’Olney Street et il n’entendait que la douce rumeur des frondaisons. Leurs ombres frémissaient au clair de lune. Courbant le dos pour résister à la bise, Tom se dirigea vers la sortie. Donc, Oberhochwald avait changé de nom pour devenir Eifelheim… Mais pourquoi Eifelheim ? s’interrogea-t-il.
Il avait traversé la moitié de la cour lorsqu’il eut une révélation. À en croire le document qu’il venait de dénicher, le village s’appelait Oberhochwald jusqu’à ce que la Peste noire le ravage et le raye de la carte.
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