Il ne pensait pas que Galien ait consacré un chapitre aux affections des démons, mais il ne pouvait pas laisser une créature souffrir ainsi sans tenter de la sauver.
— Max ! lança-t-il au sergent, qui filait déjà. Ne parlez à personne de ce que nous avons vu. Il faut éviter tout risque de panique. Si on vous pose des questions, dites… dites que ces inconnus sont peut-être porteurs de la peste.
Max lui jeta un regard interdit.
— Vous croyez que c’est en parlant de la peste que vous éviterez une panique ?
— Alors, dites-leur autre chose. Parlez-leur de la lèpre. Mais qu’ils ne s’approchent pas d’ici. Nous devons garder la tête froide. Dépêchez-vous – et n’oubliez pas mes baumes.
Dietrich se laissa glisser en bas de la colline, vers l’endroit où les créatures s’étaient à présent massées. Certaines tenaient à la main une hache ou un marteau, mais d’autres étaient désarmées et s’écartèrent devant lui. On avait entassé des rondins près de l’étrange édifice blanc et Dietrich comprit que les créatures s’affairaient à évacuer les chablis qui l’entouraient. Mais comment avaient-elles pu édifier un si grand bâtiment au cœur de la forêt sans avoir débroussaillé son emprise au préalable ?
Il s’assit à côté de la créature que Hilde consolait et s’humecta les doigts avec de la salive.
— Si tant est que tu aies mené une vie juste et bonne, je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.
Il traça une croix sur le front de la chose.
— Amen, répéta Hildegarde.
Dietrich se leva et s’épousseta, se demandant s’il avait commis un sacrilège. Y avait-il une place au Ciel pour de telles créatures ? Peut-être, si elles avaient une âme. Il ne pouvait déchiffrer le regard du blessé ; en fait, il n’aurait même pas su dire si celui-ci le regardait, car ses yeux à facettes étaient dépourvus de paupières. Ses semblables n’avaient eu aucune réaction pendant qu’il célébrait son baptême conditionnel. Cependant, il avait la désagréable impression que tous étaient tournés vers lui. Leurs étranges yeux globuleux ne bougeaient pas. Ils ne pouvaient pas bouger, devina-t-il.
Qu’allaient faire ces créatures à présent qu’on les avait découvertes ? Le fait qu’elles aient cherché à se cacher était de bon augure, car, qu’elles soient ou non de nature démoniaque, leur présence devait rester secrète. Mais elles s’étaient bâti une demeure sur les terres du Herr, ce qui signifiait qu’elles souhaitaient y rester, et nul secret ne peut être éternellement gardé.
Tom Schwoerin n’avait rien d’un ermite. Il appréciait la compagnie de ses semblables et, sans être un fêtard, aimait bien boire un coup et pousser la chansonnette ; dans certains bars de la ville, on l’avait naguère considéré comme un habitué.
C’était avant qu’il rencontre Sharon, naturellement. Il serait certes injuste de qualifier celle-ci de rabat-joie, mais elle avait néanmoins tendance à réfréner ses ardeurs. Ce qui n’était pas un mal en soi. Un bon coup de frein peut prévenir un accident grave. Il y avait quelque chose de frivole chez Tom avant qu’elle le prenne en main. Un adulte n’est pas censé s’apprêter comme il le faisait, par exemple. Sharon l’avait remis sur le droit chemin, du moins en partie, et un peu de son sérieux avait déteint sur lui.
Quand il était sur une piste, donc, il aurait pu passer pour un ermite – même s’il était plus bavard que la moyenne. Il aimait bien verbaliser ses idées, ce qui l’amenait à en parler avec son entourage. Sharon jouait en général le rôle de chambre d’échos – parfois à contrecœur, comme lors de cette fameuse soirée –, mais l’important pour Tom était de parler et non d’être écouté. En dernier recours, il aurait été capable de soliloquer, et cela lui arrivait souvent.
Il savait parfaitement qu’elle l’avait jeté dehors. S’il n’était pas particulièrement sensible aux non-dits dans les relations humaines, l’attitude de Sharon était totalement dénuée d’ambiguïté, et on n’a pas besoin d’être hypersensible pour se sentir vexé dans de telles circonstances. Certes, une petite visite aux archives était parfaitement sensée quand on examinait le problème sous l’angle de la logique ; sauf que ce problème-ci n’avait rien de logique.
La collection médiévale de la bibliothèque du Teliow Memorial était née d’un modeste patrimoine, abrité dans une galerie conçue pour évoquer un hall du Moyen Âge. On y trouvait quelques pièces de valeur : triptyques, tables d’autel, et cœtera. Mais aussi des bibles, des psautiers et autres incunables, des rouleaux de comptes et des cartulaires, des registres et des titres de propriété, des livres comptables et des factures… bref, le matériau brut de l’histoire. Des sources primaires achetées aux enchères, obtenues par legs ou cédées par des donateurs en quête d’avantages fiscaux, jamais cataloguées ni publiées, grossièrement rangées dans des dossiers, parfois entassées dans des cartons et attendant un chercheur suffisamment motivé pour les débroussailler. C’était Tom qu’elles guettaient, et elles le capturèrent corps et biens.
Tom s’était préparé une liste. Quoique peu méthodique, il avait trop d’expérience pour plonger la tête la première dans des eaux attendant encore un cartographe. Il ne savait pas ce qu’il cherchait, mais il en avait une vague idée, ce qui l’avançait déjà beaucoup. Il examina donc le contenu de chaque carton, mettant de côté certains documents en vue d’une étude plus approfondie. Ce faisant, il accumula une série de points relevant du trivium et du quadrivium, car il était de ces hommes qui finissent toujours par trouver quelque chose, même si ce n’est pas ce qu’ils cherchent. Les heures passèrent et, au-dehors, les ombres s’allongèrent.
Parmi toute l’ivraie qu’il avait remuée se trouvait un unique bon grain : dans l’index relatif à une série de procès épiscopaux du XVIIe siècle figurait une note précisant que « de rerum Eifelheimensis , la validité du baptême du dénommé Johannes Sterne, voyageur, avait été contestée du fait de la mort par pestilence de tous les participants ». Cet index avait été compilé à partir d’un index antérieur, datant du XVe siècle, lequel faisait référence à un document du XIVe siècle hélas égaré.
Comme piste, ce n’était pas très chaud.
Il ferma les yeux, se frotta le front et envisagea de rendre les armes. Et peut-être que les choses se seraient arrêtées là s’il n’avait pas soudain entendu une voix.
— Vous savez, docteur Schwoerin, ce n’est pas souvent qu’on a de la visite ici.
Paul sur le chemin de Damas n’aurait pas été plus surpris. La bibliothécaire, qui n’avait cessé de manutentionner des cartons dans la discrétion, se tenait devant lui, avec le dernier en date calé sur sa hanche. C’était une femme aux traits fins, vêtue d’une robe en tissu imprimé et portant des lunettes totalement anodines. Ses cheveux étaient noués en chignon sur son crâne.
Lieber Gott *, songea Tom. Un archétype !
— Je vous demande pardon ? demanda-t-il à voix haute.
La bibliothécaire rougit.
— En général, les chercheurs nous transmettent leurs requêtes par téléphone. On passe le document au scanner pour l’envoyer attaché à un courriel, on facture le coût à la compta, et le tour est joué. Un boulot terriblement solitaire par moments, surtout la nuit où on passe son temps à attendre les requêtes venant d’Europe. Je m’efforce de lire tout ce que je scanne, et j’ai mes propres recherches à faire, bien sûr. Ça aide.
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