— Approchez-vous et vous verrez.
Max sourit et obtempéra, ce qui amena Hilde à reculer d’un pas. Puis son regard se posa derrière elle et son sourire se figea.
Par les plaies de Notre-Seigneur !
Dietrich entrevit un être longiligne qui s’enfuyait en portant le paquet de nourriture. On eût dit une sauterelle géante – des membres disproportionnés par rapport au reste du corps, des articulations bizarrement placées. Il portait une ceinture étincelante, mais il la portait trop haut pour qu’elle lui ceigne la taille. Outre sa peau, grisâtre sous ses habits chamarrés, ce fut tout ce qu’il put distinguer avant que l’inconnu ait disparu dans les fourrés. Les branches des noisetiers bruissaient ; un geai des chênes pépiait. Puis plus un bruit.
— Vous l’avez vu ? s’enquit Max.
— Cette pâleur… dit Dietrich. Je crois bien que c’est un lépreux.
— Son visage…
— Oui ?
— Il n’avait pas de visage.
— Ah. Cela arrive souvent sur la fin, quand le nez et les oreilles pourrissent et tombent.
Ils restèrent sans bouger un moment, puis Hildegarde Müller entra dans les fourrés.
— Où allez-vous, souillon ignorante ? s’écria Max.
Hilde gratifia Dietrich d’un regard sombre.
— Vous avez dit que c’étaient des paysans sans terre, dit-elle d’une voix évoquant un luth désaccordé. C’est ce que vous avez dit !
Puis elle fit deux pas de plus parmi les noisetiers, s’arrêta et regarda alentour.
Max ferma les yeux et poussa un soupir. Puis il dégaina sa dague et suivit la femme du meunier.
— Max, vous avez dit qu’il ne fallait pas s’écarter des coulées, lui rappela Dietrich.
Le sergent tailla une encoche dans un arbre.
— Le gibier est plus sensé que nous. Ne bougez pas, femme ! Vous allez vous perdre. Que Dieu ait pitié de nous. (Il s’accroupit et empoigna les branches d’un framboisier.) Cassées. Par ici.
Puis il se mit en marche, sans se retourner pour voir si les autres le suivaient.
Il s’arrêtait à intervalles réguliers pour examiner le sol ou une branche.
— Longues enjambées, marmonna-t-il à un moment donné. Regardez cette trace de pas dans la boue. La suivante est ici.
— Il progresse par bonds ? devina Dietrich.
— Sur des pieds difformes ? Remarquez leurs empreintes. A-t-on jamais vu un estropié faire des bonds ?
— Oui, répliqua Dietrich. Dans les Actes des apôtres, chapitre 3, verset 8.
Poussant un grognement, Max se redressa et s’épousseta les genoux.
— Par ici, dit-il.
Il les conduisit peu à peu au cœur de la forêt, frayant sa route en encochant les arbres ou en disposant des cairns çà et là. Ils durent s’enfoncer dans des halliers et des ronciers, enjamber des chablis dont les branches s’étaient fichées dans le sol, contourner de soudaines ravines.
— Pour l’amour de Dieu ! s’exclama Max en repérant de nouvelles empreintes. Il a franchi ce grand fossé d’un saut !
Les arbres se faisaient plus grands et plus espacés, et leurs branches dans les hauteurs s’arquaient telles les voûtes d’une cathédrale. Dietrich comprit pourquoi Max déconseillait de s’écarter des coulées. Là où ils se trouvaient, à l’abri d’une crête, aucun arbre n’avait été renversé par le souffle et toutes les directions se ressemblaient. Taillis et fourrés avaient cédé le terrain à leurs aînés triomphants. Un tapis de feuilles mortes, accumulées durant plusieurs années, absorbait leurs pas. Et jamais ils n’auraient pu se repérer au soleil, qui ne se manifestait que sous la forme de rares traits perçant les frondaisons. Lorsque Max taillait une encoche dans un arbre, des échos étouffés résonnaient de toutes parts, si bien que Dietrich songea que le son lui-même semblait s’égarer. Hilde voulut dire quelque chose, mais le bruit de sa voix tranchait tellement sur le silence qu’elle se tut aussitôt ; par la suite, elle suivit Schweitzer de plus près.
Ils firent une pause dans une petite clairière où un ruisseau courait parmi les fougères. Dietrich s’assit sur un rocher moussu à côté d’une mare. Après avoir goûté son eau, Max mit ses mains en coupe et en but une gorgée.
— Elle est bien fraîche, commenta-t-il tout en remplissant son outre. Sans doute vient-elle tout droit du Katharinaberg.
Hilde jeta un regard autour d’elle et frissonna.
— La forêt est un lieu effrayant. Il y rôde des loups et des sorcières.
Max s’esclaffa.
— Ragots de villageois ! Mes parents étaient forestiers. Vous l’avais-je déjà dit, pasteur ? Ils coupaient du bois pour le vendre aux charbonniers. Nous achetions le grain aux paysans de la vallée, mais les fruits et la viande nous venaient de la forêt. C’était une vie paisible, personne ne venait jamais nous tourmenter, sauf ce jour où une troupe de Savoyards a voulu régler quelque querelle.
Il s’abîma un moment dans ses pensées puis reboucha son outre.
— C’est à ce moment-là que je suis parti. Vous savez comment sont les jeunes hommes. Je me demandais à quoi ressemblait le monde hors de la forêt et les Savoyards avaient besoin d’un guide. Alors je les ai accompagnés pour leur montrer la route de… de leur destination. J’ai oublié ce que c’était. Ils disputaient aux Visconti quelques terres sans valeur du côté du Piémont. Je suis resté avec eux, j’ai appris le maniement des armes et je me suis battu contre les Milanais.
Il prit l’outre que lui tendait Dietrich et la remplit à son tour.
— Je me suis aperçu que j’aimais ça, dit-il en la lui rendant. Je ne sais pas si vous pourriez comprendre cela, pasteur. Cette joie qui vous envahit quand succombe l’adversaire. C’est… c’est comme quand on possède une femme, et vous ne pouvez comprendre cela non plus, je suppose. Entendons-nous bien : jamais je n’ai tué un homme qui n’avait point levé son épée sur moi. Je ne suis pas un assassin. Mais vous savez maintenant pourquoi je ne puis revenir en arrière. Vivre dans les Alpes quand on a vu ce que j’ai vu, vivre dans un endroit pareil…
Il embrassa d’un geste le paysage environnant.
Hilde le fixait avec une étrange intensité.
— Quel genre d’homme aime tuer ?
— Un homme vivant.
Le prêtre et la femme du meunier accueillirent cette réponse par un silence total et, pendant le moment qu’il dura, ils entendirent au sein des stridulations des sauterelles le fracas régulier d’un marteau dans le lointain. Max tendit le cou.
— Par là. C’est tout près. Avancez en silence. Le bruit porte loin en forêt.
Comme ils approchaient de la source du bruit, Dietrich entendit résonner un chœur arythmique qui n’était pas pour autant discordant. Des tambours, sans doute. Ou des crécelles. Et, sous-jacent à l’ensemble, des grincements et des cliquetis. Parmi tous ces sons, il y en avait un d’identifiable : le choc sourd d’une hache sur un arbre, ponctué par le fracas d’un tronc qui s’effondre.
— Nous ne pouvons pas tolérer cela, dit Max. Cette forêt appartient au Herr.
Faisant signe à ses compagnons de rester en retrait, il s’avança à pas de loup vers la rangée d’arbres poussant sur la crête vers laquelle ils se dirigeaient. Une fois parvenu à destination, il se raidit soudainement.
— Qu’y a-t-il ? demanda Dietrich, qui le suivait de près.
— Fuyez, pour le salut de votre âme ! s’écria Max en se retournant.
Mais Dietrich l’agrippa par sa manche et lui dit :
— Que…
Puis il vit à son tour.
On avait dégagé un vaste espace circulaire dans la forêt, comme si un géant y avait joué de la faux. Partout gisaient des arbres effondrés. Au centre de cet espace se dressait un édifice blanc, aussi grand qu’une grange à dîme, avec sur ses façades des portes grandes ouvertes. Une douzaine de créatures venaient d’interrompre leurs activités pour se tourner vers Max et Dietrich.
Читать дальше