— À la Saint-Martin, vous finirez sur la table du Herr, les tança-t-il.
Mais cette menace fut sans effet et les volatiles l’escortèrent jusqu’aux portes du hall, annonçant son arrivée aux gardes. La vache de Franz Ambach, confisquée à son propriétaire après qu’elle eut divagué sur les terres du seigneur, attendait placidement que soit versée sa rançon.
Gunther, le majordome, conduisit Dietrich dans un petit scriptorium au fond du hall, où Herr Manfred écrivait assis à une table placée sous une meurtrière. Celle-ci laissait entrer le fumet du dîner, les cris des faucons survolant les remparts, le fracas du marteau du forgeron, la mélodie de l’angélus que scandaient les cloches de l’autre côté de la vallée et la lumière ambrée de cette fin d’après-midi. Le ciel virait à l’indigo, mais les nuages conservaient sur leur ventre un liseré orangé. Manfred était assis sur une chaise curule en bois de rose aux courbes élégantes, décorée de têtes d’animaux. Sa plume courait sur le papier.
Il leva les yeux à l’entrée de Dietrich, se repencha sur sa tâche puis, posant sa plume de côté, tendit sa feuille de papier à Max, qui se tenait un peu à l’écart.
— Demandez à Wilimer de faire des copies de ceci et de les faire parvenir à chacun de mes chevaliers.
Il attendit que Max soit sorti pour se tourner vers le pasteur. Ses lèvres esquissèrent un sourire.
— Vous êtes prompt, Dietrich. Une qualité que j’ai toujours admirée.
Il le louait en fait pour son obéissance, mais Dietrich s’abstint de le lui faire remarquer. Peut-être se trompait-il, et ni l’un ni l’autre ne souhaitaient mettre cette hypothèse à l’épreuve.
Manfred lui désigna une chaise à dossier droit et attendit qu’il y ait pris place.
— Qu’est ceci ? demanda-t-il lorsque le prêtre posa un pfennig devant lui.
— L’amende due par Ambach pour sa vache.
Manfred prit la pièce de monnaie et fixa Dietrich un instant avant de la poser sur un coin de table.
— J’aviserai Everard. Vous savez, si vous continuez à payer leurs amendes à leur place, ils ne craindront plus de se livrer à la délinquance.
Comme Dietrich ne disait rien, Manfred se tourna vers son coffre et en sortit une liasse de parchemins enveloppée de toile cirée et attachée par une ficelle.
— Tenez. Voici les derniers traités des scolastiques de Paris. Je les ai fait préparer par des copistes pendant que nous traînions en Picardie. La plupart d’entre eux sont directement copiés des manuscrits des maîtres, mais quelques-uns émanent des calculateurs de Merton qui vous intéressent tant. Ce sont bien entendu des copies de seconde main, introduites en France par des lettrés anglais.
Dietrich passa les parchemins en revue. Le commentaire de Buridan sur le Traité du ciel d’Aristote. Ses Questions sur le Huitième Livre de physique. De l’argent, un traité dû à un écolier nommé Oresme. Le Livre des calculs de Swineshead. Ces titres suffisaient à éveiller quantité de souvenirs et, l’espace d’un instant de chagrin poignant, Dietrich se remémora ses études à Paris. Les heures passées à boire de la bière et à parler de dialectique en compagnie de Buridan et d’Occam. Les grimaces de Pierre Auriol, que l’âge n’empêchait pas de s’emporter. Les séances de disputatio , où le maître répondait bravement aux questions lancées par l’assistance. Parfois, en entendant bruire les épicéas qui entouraient Oberhochwald, Dietrich croyait percevoir les voix des docteurs, des maîtres, des novices et des bacheliers, et il se demandait si sa quiétude n’était pas trop cher payée.
Il ne trouva sa voix qu’avec difficulté.
— Mein Herr , je ne sais comment…
Il se sentait pareil à l’âne de Buridan, ne sachant par quel manuscrit commencer.
— Vous savez comment me rembourser. En me faisant part de vos commentaires, s’ils vous semblent pertinents. Adaptés à un pauvre esprit comme le mien, bien entendu. Et il y a votre propre traité…
— Un simple abrégé.
— Votre abrégé, donc. Quand vous l’aurez terminé, je le ferai envoyer à Paris. À votre vieux maître.
— Jean Buridan, dit Dietrich par réflexe. À la Sorbonne.
Mais souhaitait-il vraiment se signaler à l’attention de Paris ?
— Bon, fit Manfred en joignant les mains sous le menton. Nous avons un franciscain parmi nous, à ce que j’ai vu.
Dietrich s’attendait à devoir aborder le sujet. Il reposa les manuscrits.
— Il s’appelle Joachim de Herbholzheim, il vient du couvent de Strasbourg et il est ici depuis trois mois.
Il attendit que Manfred lui demande pourquoi le moine avait renoncé à la grande ville d’Alsace, célèbre pour sa cathédrale, en faveur d’une paroisse perdue dans la forêt, mais le noble pencha la tête sur le côté, fit courir un doigt sur sa joue et dit :
— Un von Herbholz ? Peut-être que je connais son père.
— Plus probablement son oncle. Son père est un cadet. Mais Joachim a renoncé à son héritage en faisant vœu de pauvreté.
Manfred esquissa un sourire en coin.
— Je me demande s’il y a renoncé plus vite que son oncle ne l’en a privé. Il ne risque pas de m’attirer des ennuis, au moins ? Je parle du moine, bien sûr, pas de l’oncle.
— Il faut vous attendre à ce qu’il vitupère contre les richesses et leur étalage.
Manfred renifla bruyamment.
— Qu’il essaie donc de protéger un domaine sans entretenir des gens d’armes.
Dietrich connaissait bien ce genre d’argument et, à en juger par la façon dont les yeux du seigneur se plissaient, celui-ci s’en souvenait parfaitement. Le tribut versé par les manants finançait bien plus que ses gens d’armes. C’était grâce à lui que le noble et les siens se payaient festins, ménestrels et vêtements de luxe. Soucieux de son rang, Manfred ne regardait pas à la dépense ; et, pour ce qui était de protéger ses sujets, ceux-ci avaient davantage besoin de lui à Falkenstein, à l’autre bout de la vallée, qu’à Mühldorf ou à Crécy.
— Je saurai lui tenir la bride, sire, déclara Dietrich au Herr de peur de ressusciter de vieilles querelles.
— Veillez-y. Je ne souhaite pas qu’un exalté se mette à poser des questions à tort et à travers et sème le trouble chez les gens. (Il marqua une pause et fixa Dietrich d’un air entendu.) Ni vous non plus, je pense.
Dietrich feignit d’avoir mal interprété cette remarque.
— Je m’efforce de ne pas troubler les gens, mais je ne puis m’empêcher de leur poser des questions de temps à autre.
Manfred le fixa un instant sans rien dire puis rejeta la tête en arrière et partit d’un grand rire, qu’il ponctua d’un coup de poing sur la table.
— Par mon honneur, comme votre esprit m’a manqué ces deux dernières années !
Recouvrant son sérieux, il sembla se perdre dans quelque vision intérieure. Ce fut dans un souffle qu’il ajouta :
— Oui, je serais prêt à le jurer devant Dieu.
— Cette guerre était donc si pénible ?
— Cette guerre ? Non, pas plus que les autres, si l’on excepte la mort stupide de Jean l’Aveugle. Je suppose que le récit vous en est parvenu.
— Il a foncé dans la mêlée lié à ses douze paladins. Qui n’a pas entendu cette histoire ? Voilà un aveugle fort imprudent, si vous voulez mon avis.
— La prudence n’a jamais été son fort. Tous ces Luxembourg sont déments.
— Son fils est roi de Germanie désormais.
— Oui, et aussi roi des Romains. Nous étions encore en Picardie lorsque la nouvelle nous est parvenue. Enfin, la moitié des électeurs l’avaient nommé antiroi du vivant de Louis, donc je ne pense pas qu’ils aient hésité longtemps une fois qu’il eut quitté ce monde. Pauvre vieux Louis – survivre à toutes ces guerres contre les Habsbourg et faire une chute de cheval lors d’une partie de chasse. Je suppose que le vieux Graf Rudolf – ou plutôt Frédéric – a prêté serment, ainsi que le duc Albert, ce qui règle définitivement la question. Savez-vous pourquoi Charles n’est pas mort avec son père à Crécy ?
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