Ce n’étaient pas des paysans sans terre, vit-il.
Ce n’étaient même pas des hommes.
Grêles, dégingandés, désarticulés. Un corps festonné de lambeaux de tissu. Une peau grise mouchetée de taches vert pâle. Un torse glabre et tout en longueur, surmonté d’un visage inexpressif, vierge de nez comme d’oreilles, mais pourvu d’immenses yeux globuleux et dorés, avec autant de facettes qu’un diamant, qui voyaient tout sans regarder nulle part. Sur le front se dressaient des antennes frémissant comme épi au vent.
Seule leur bouche était expressive, qu’elle soit en mouvement, ouverte et au repos, ou bien close et crispée. Leurs lèvres molles et moites étaient fourchues aux commissures, si bien qu’elles dessinaient à la fois un sourire et un rictus. Dans leurs replis se nichaient des excroissances cornues, et il en sortait un bruit saccadé ressemblant aux lointaines stridulations des sauterelles.
L’une de ces créatures était soutenue par deux de ses semblables. Elle ouvrit la bouche comme pour parler ; ce ne furent pas des mots qui en sortirent, mais un pus jaune qui goutta de son menton. Dietrich avait envie de hurler, mais sa gorge était nouée par l’effroi. Il repensa aux cauchemars de son enfance, où les grandes gargouilles de la cathédrale de Cologne prenaient vie à la nuit tombée pour venir l’arracher au lit de sa mère. Il se retourna pour fuir, mais découvrit que deux créatures venaient d’apparaître derrière lui. Il sentit l’odeur âcre de l’urine et son cœur se mit à cogner comme les marteaux à bascule de Schmidmühlen. Étaient-ce ces monstres qui répandaient la peste ?
— Sainte Marie, mère de Dieu, répétait Max dans un murmure.
On n’entendait que le son de sa voix. Les oiseaux s’étaient tus, à peine si le vent susurrait. La forêt les invitait à se réfugier au sein de ses fougères et de ses recoins. S’il prenait la fuite, il ne manquerait pas de s’y perdre – mais un tel sort n’était-il pas préférable à la perte de son âme pour toute l’éternité ?
Toutefois, lui seul était en mesure de protéger ses deux compagnons, car lui seul avait été ordonné prêtre et avait le pouvoir de chasser les démons. Du coin de l’œil, il vit les doigts de Max paralysés sur la poignée de sa dague.
La main droite de Dietrich s’éleva lentement vers son torse et se referma sur son crucifix, le brandissant ainsi qu’un bouclier. En guise de réaction, l’un des démons fit mine de porter une main à la bourse passée à sa ceinture… mais son compagnon l’empêcha d’achever son geste. La main en question comptait six doigts, constata Dietrich, un nombre qui n’était guère rassurant. Il tenta d’entamer le rituel d’exorcisme – Moi, prêtre de Jésus-Christ, je vous abjure, esprits impies … – mais sa gorge demeura obstinément sèche.
Un bourdonnement suraigu perça l’air et toutes les têtes se tournèrent vers la grange, d’où émergeait une nouvelle créature, un nain pourvu d’un crâne d’une taille disproportionnée. Elle se mit à courir dans leur direction et l’un des démons, poussant un cri qui tenait du claquement et du ululement, se mit à courir derrière elle. Pour quoi faire ? Pour venir nous arracher l’âme du corps ?
La scène sur la crête s’anima alors.
Dietrich poussa un cri.
Max sortit sa dague du fourreau.
Le démon planté derrière eux sortit de sa bourse un étrange tuyau rutilant et le pointa sur eux.
Et Hildegarde Müller se mit à dévaler le coteau vers les démons en contrebas.
Elle interrompit sa course à un moment donné pour se retourner vers Dietrich et croiser son regard. Elle ouvrit la bouche comme pour parler puis se ravisa et, redressant les épaules, se mit à courir de plus belle. Si étrange que cela parût, les démons s’écartèrent de son passage.
Dietrich maîtrisa sa peur et observa la suite des événements avec une terrifiante concentration. Seigneur, accordez-moi la grâce de comprendre ! Tant de choses semblaient dépendre de son intelligence.
Hildegarde fit halte devant le démon crachant son pus et lui tendit les mains. Elle serra les poings, réprima un mouvement de recul. Et le démon tomba dans ses bras et défaillit sur son sein.
Laissant échapper un petit cri de fausset, elle tomba à genoux dans la poussière, les cendres et les copeaux, et berça la créature sur son giron. Du fluide vert-jaune qui tachait ses vêtements émanait une puanteur douceâtre.
— Soyez… (Elle se tut, déglutit, reprit :) Soyez les bienvenus, pèlerins, je vous offre l’hospitalité. Il me plaît… il me plaît de vous accueillir chez nous.
Elle caressa doucement la tête de la chose, évoquant Notre-Dame des Douleurs telle qu’elle apparaissait sur ces Vesperbilder si populaires, sauf qu’elle gardait les yeux clos et refusait de voir ce qu’elle consolait.
Tout devint clair aux yeux de Dietrich, qui fut soudain pris de vertige. Le monstre que berçait la femme du meunier était grièvement blessé. L’effluve qui émanait de lui était une sorte d’humeur. Les lambeaux de tissu qui pendaient sur les démons étaient en vérité des bandages de fortune confectionnés à partir de vêtements, qui leur enveloppaient les membres et le torse. Leurs corps comme leurs visages étaient maculés de suie, et ces taches vertes sur leur peau n’étaient qu’hématomes et égratignures. Des créatures issues de l’enfer pourraient-elles souffrir de tourments si terrestres ? Quant à la petite créature qui les avait chargés en bourdonnant comme un frelon…
Un enfant , conclut Dietrich. Et les démons n’ont pas d’enfants ; pas plus qu’ils ne les prennent dans leurs bras comme le faisait présentement la créature courant derrière celui-ci.
— Pasteur ! s’écria Max d’une voix tremblante. Quelle sorte de démons est-ce là ?
Il était sur le point de céder à la panique, et il était armé.
— Ce ne sont pas des démons, sergent, répondit Dietrich en l’agrippant par le poignet. (Jetant un regard vers Hildegarde et le blessé :) Ce sont des hommes, je crois bien.
— Des hommes !
Dietrich tint bon.
— Réfléchissez, sergent ! Un centaure n’est-il pas mi-homme, mi-cheval ? Et que dire des blemmyes dont parle Pline – des hommes avec le visage sur le torse ? Honorius d’Autun décrit des douzaines de créatures semblables. (Les mots se bousculaient dans sa bouche, comme s’ils voulaient tous sortir en même temps.) On peut admirer des créatures encore plus étranges sur les murs de notre église !
— Des créatures dont on parle sans les avoir jamais vues !
Mais le sergent se détendait, et Dietrich le lâcha. Il recula d’un pas, puis d’un autre. Un de plus, et il va se mettre à courir, se dit le prêtre.
Les ragots allaient se répandre dans le village, puis ils fileraient dans la montagne pour gagner ensuite Fribourg ; surviendrait alors une grande agitation dans cette contrée si paisible. Les prêcheurs y verraient l’œuvre de Dieu ou du diable et annonceraient de nouvelles hérésies. Les exaltés affirmeraient avoir eu la vision de ces créatures ; les philosophes débattraient gravement de leur existence. Certains se réfugieraient dans des chambres secrètes pour brûler de l’encens et se prosterner devant leurs images ; d’autres édifieraient des bûchers à leur intention. On poserait des questions ; on ouvrirait des enquêtes. On raviverait des querelles passées ; on citerait des noms oubliés.
Un pouillot siffla en haut d’un arbre et Dietrich remarqua que cet innocent volatile semblait effrayer les monstres.
— Max. Filez au presbytère et rapportez-en ma besace de baumes ainsi que mon Galien. C’est un livre relié de cuir brun avec le dessin d’un homme sur la couverture.
Читать дальше