— Une machine… (Manfred réfléchit un moment.) Comme l’arbre à cames de Müller, vous voulez dire ?
Tous deux étaient assis devant une crédence, près de la cheminée de la grande salle. Les serviteurs avaient emporté les reliefs du dîner, les nourrices avaient couché les enfants, le maître des lieux avait payé le jongleur, qui avait pris congé, et Gunther avait escorté les autres invités jusqu’à la porte. La pièce était maintenant close et vide de domestiques, seul restait Max posté devant la porte. Manfred attrapa la carafe de vin et en remplit deux maigeleins. Il les tendit à Dietrich, qui choisit celui de gauche.
— Merci, mein Herr.
Manfred se fendit d’un bref sourire.
— Dois-je vous soupçonner d’être constitué de cames et de roues ?
— Je vous en prie, cette ironie était volontaire.
Ils se levèrent pour se rapprocher du feu. Les braises rougeoyantes grésillaient et, de temps à autre, il en naissait une flamme.
Dietrich caressa la paroi rugueuse de son verre tandis qu’il réfléchissait.
— Il n’y avait aucune cadence dans cette voix, déclara-t-il. Ou plutôt : sa cadence était mécanique, sans le moindre effet de rhétorique. On n’y percevait ni dédain, ni amusement, ni emphase , ni… hésitation. Lorsqu’elle m’a remercié, c’était avec autant de chaleur qu’une navette allant et venant sur un métier à tisser.
— Je vois, fit Manfred.
Dietrich brandit l’index.
— Et justement, voilà une autre preuve dans ce sens. Vous et moi savons qu’en disant « je vois », vous ne traduisez pas une simple impression visuelle. Comme l’a dit Buridan, il y a davantage de sens dans une expression que dans les mots qui la composent. Mais le Heinzelmännchen ne comprenait pas le sens figuré. Après qu’il eut découvert que la « langue » était une partie du corps, il a été fort déconcerté lorsque j’ai parlé de « la langue allemande ». Il ne comprenait pas la notion de métonymie.
— C’est du grec pour moi, admit Manfred.
— Ce que je veux dire, sire, c’est que je les soupçonne de… d’ignorer tout de la poésie.
— De la poésie ? (Manfred plissa le front, agita son verre et but une gorgée de vin.) Imaginez un peu…
L’espace d’un instant, Dietrich crut à un sarcasme dans sa bouche, se retrouvant fort surpris lorsque le seigneur poursuivit, comme pour lui-même :
— Pas de Roi Rother ? Pas de Roman d’Énéas ?
Il leva sa coupe et déclama :
Roland a mis l’olifant à sa bouche,
Il le serre bien, il sonne de tout son souffle.
Hauts sont les monts et le son porte loin ;
On entendit l’écho à trente lieues et plus.
— Par Dieu, je ne puis entendre ces vers sans frissonner. (Il se tourna vers Dietrich.) Vous me jurez que ce Heinzelmännchen est une machine et non un farfadet ?
— Bacon décrit une tête parlante semblable, mein Herr, bien qu’il ignore comment la fabriquer. Il y a treize ans, les Milanais ont installé sur leur grand-place une horloge mécanique qui sonne à chaque heure sans l’intervention de la main humaine. Si un appareil mécanique peut donner l’heure, pourquoi un autre, plus subtil, ne pourrait-il pas converser ?
— Un de ces jours, votre logique vous attirera des ennuis, avertit Manfred. Mais, à vous entendre, cette boîte connaissait déjà quelques mots et quelques phrases. Comment les a-t-elle appris ?
— Ils ont disposé dans le village des appareils pour nous écouter. Ils m’en ont montré un. Il n’était pas plus gros que mon pouce et ressemblait à un insecte, raison pour laquelle je les ai appelés des « cafards ». À partir de ce qu’il avait entendu, le Heinzelmännchen a déduit le sens de certaines expressions – « Comment allez-vous ? » est un salut, le porc est un animal, et cœtera. Mais son savoir se limitait à ce qu’avaient rapporté ses cafards, et encore ne comprenait-il pas tout. Ainsi, bien qu’il ait su que, parmi les porcs, on trouvait des porcelets et des verrats, il ignorait ce qui les distinguait, pas plus qu’il ne faisait de différence entre une cochette et une vieille truie – ce qui m’amène à déduire que ces gens-là ne sont pas des porchers.
Grognement de Manfred.
— Vous continuez à leur donner du Heinzelmännchen.
— C’est un nom qui en vaut bien un autre, dit Dietrich en haussant les épaules. Mais j’ai forgé un terme grec pour désigner à la fois les lutins et les cafards.
— Cela ne m’étonne point de vous.
— Je les appelle des automata , car ils agissent de leur propre chef.
— Comme la roue du moulin, donc.
— En effet, sauf que j’ignore quel fluide peut leur donner leur impetus.
Manfred fouilla la salle du regard.
— Est-il possible qu’un « cafard » nous écoute en ce moment ?
Dietrich haussa les épaules une nouvelle fois.
— Ils les ont mis en place la veille de la Saint-Laurent, c’est-à-dire un jour avant votre retour. Ce sont des êtres subtils, mais je doute qu’ils aient pu s’introduire dans le Hof et dans le Burg. Même si les sentinelles avaient relâché leur vigilance, elles n’auraient pas manqué de repérer une sauterelle géante.
Manfred étouffa un rire et gratifia Dietrich d’une tape sur l’épaule.
— Une sauterelle géante ! Ah ! Oui, elle ne serait pas passée inaperçue.
De retour au presbytère, Dietrich fouilla ses quartiers avec soin et finit par dénicher un cafard à peine plus gros que la dernière phalange de son auriculaire, caché sur un bras de la croix de Lorenz. Une cachette des plus astucieuses : depuis cet endroit, l’ automaton avait vue sur la totalité de pièce et demeurait invisible du fait de sa couleur foncée.
Dietrich le laissa là où il était. Si les étrangers souhaitaient apprendre la langue allemande, plus tôt ils y parviendraient, plus tôt il serait en mesure de leur expliquer qu’ils devaient partir.
— Je vais chercher une chandelle horaire neuve, annonça-t-il pour le bénéfice de l’instrument.
Une fois qu’il eut joint le geste à la parole, il tendit la chandelle en question afin de la présenter au cafard.
— Ceci s’appelle une chandelle horaire. Elle est faite de cire d’abeille. (Il en préleva un fragment pour mieux le montrer.) Chacune des sections marquées par une ligne correspond à un douzième de la journée, de l’aube au crépuscule. La chandelle en brûlant permet de mesurer le passage du temps.
D’abord un peu emprunté, il adopta bientôt la diction d’un maître délivrant un cours. Son auditoire n’était cependant pas une classe d’écoliers, mais bien l’une des têtes parlantes de Bacon, et il se demanda dans quelle mesure il était compris de cet appareil, si tant est que cette notion eût un sens dans le cas présent.
VI
Septembre 1348
Mémoire des stigmates de saint François
Ils s’appelaient les Krenken, ou du moins c’était la seule façon pour une langue humaine de prononcer leur nom ; que celui-ci désignât l’ensemble de leur espèce, à l’instar de celui d’« humain », ou qu’il ne s’appliquât qu’à une partie d’entre eux, comme celui de Schwarzwälder, Dietrich ne pouvait encore le dire.
— Ils ont l’air malades, pour sûr, dit Max à l’issue d’une de leurs visites, riant de sa propre plaisanterie.
Le mot Krenk sonnait presque comme krank, qui signifie « malade ». Vu leur teint gris et leurs membres grêles, songea Dietrich, on ne pouvait en effet s’empêcher de croire à quelque présage divin.
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