— Salut ! Peux-tu me ramener chez moi, là-bas dans la vallée ? »
La grosse mache se tourna courtoisement vers la vallée, évalua la distance – trois kilomètres – et refusa.
« Je regrette beaucoup, humain, mais j’ai mon travail à faire.
— Ça ne te dérange pas que je t’accompagne ?
— Votre compagnie me sera fort agréable. » Hugh grimpa sur le cou de la mache, derrière la protubérance formée à l’avant par les neuro-circuits.
« Joue-moi un air », demanda-t-il. L’Agrimache se brancha sur un programme de variétés musicales. Hugh attendit, en observant le ciel. Même en plein jour, l’aurore boréale était visible quand les parasites E.M. étaient au maximum de leur force. Environ une heure plus tard, les lueurs bleu pâle traversèrent le ciel, au nord. La musique fit place à des crachotis, puis s’éteignit. Avec des gestes rapides, Hugh arracha l’antenne. La Laboureuse s’arrêta. « Pourquoi avez-vous fait cela ?
— J’ai besoin d’un taxi pour regagner la vallée.
— Oui, monsieur. Tout de suite, monsieur.
— Et garde tes appendices en l’air pendant le trajet. »
L’agromégalique prit une lourde pierre et martela la porte du puits, qui s’en trouva bosselée et entaillée.
« Entrée non autorisée… » gémit la Porte.
Lentement, le panneau métalloïde se gondola sous les coups. Les micro-circuits de la Porte cédèrent et se cassèrent tandis que le cerveau, mince comme une feuille de papier, vibrait sous les chocs répétés. Fatigué, l’acromégalique posa la pierre et jeta un regard par la fente elliptique qu’il avait réussi à pratiquer. C’était la première fois qu’il entrevoyait la redoutable fourmilière.
« Il fait sombre là-dedans… et ça sent la pourriture, rendit-il compte à la foule rassemblée derrière lui. Il y a des êtres humains… de petits gros. Ils sont armés et ils semblent attendre quelque chose. Il vaudrait mieux faire venir ici quelques-uns des hommes les plus jeunes et les plus forts avant que je continue. »
La Laboureuse avança jusqu’à la porte, chargée d’une vingtaine de fugitifs pleins d’allégresse. Ils riaient et plaisantaient, puis ils virent la porte.
« Vous voulez entrer là-dedans ? » questionna l’un d’eux, incrédule.
« La Laboureuse peut défoncer cette porte ; n’est-il pas vrai, Laboureuse ? »
La grosse Agrimache regimba. « Je ne peux pas endommager un autre cyber, qui, de surcroît, ne fait que son devoir.
— La porte est un cyber ?
— Donnez-moi donc cette pierre. Vous allez voir ça, » dit un grand type costaud. Il lança la pierre avec force ; elle rebondit contre la Porte. De petits circuits se brisèrent. La Porte céda, privée de son cerveau.
Le Garage était vide, à l’exception de quelques maches. Devant la Porte, le sol était jonché de filets de jet et de bâtons, mais les hommes de la Sûreté avaient fui. À tâtons dans la pénombre, les fuyards en guenilles firent leur entrée, prudemment, un par un ; ils se heurtèrent à des tas d’ordures et à des pièces de machines mises au rebut. La Garage escamota ses petits Servomaches. Les plus grosses Agrimaches étaient au repos dans leur box, considérant les nouveaux venus d’un œil indifférent.
Moïse et Hugh remarquèrent une porte ouverte, qu’il franchirent.
« Voici un distributeur. Curedent, vois ce qu’il peut nous fournir comme nourriture », dit Moïse. Il appuya le cyberjavelot contre le distributeur du garage et inspecta les boxes. Des denrées commencèrent à choir dans le réceptacle, d’abord lentement ; puis, lorsque Curedent eut établi la programmation, ce fut une pluie continue de barres de protéines. Hugh arrachait les antennes des Agrimaches qu’il trouvait et leur ordonnait d’aller Dehors.
« Il y a quantité de douilles d’énergie, ici. On devrait pouvoir recharger les maches, ramasser les provisions et continuer notre route en meilleure forme », dit Hugh.
Moïse sourit. « Emmène une mache chargée d’hommes jusqu’au chapeau de puits voisin. Les garages sont à peu près tous du même modèle. Tu y trouveras certainement les même choses. »
Des escouades de fugitifs prirent d’assaut vingt chapeaux de puits, ce jour-là. Le troupeau de cinq-orteils était devenu une armée, la première que la Terre eût connue depuis plus d’un millier d’années. Les Agrimaches devinrent des blindés servant au transport des troupes ; les barres alimentaires, des rations ; la ferraille trouvée dans les garages, des armes.
Lévrier II était en vol stationnaire. Le chasseur aux yeux en boules de loto se balançait au bout de son harnais ; il se posa sur une hauteur, dominant la masse des fuyards. Il était hors de portée d’arc. L’appareil alla larguer un autre chasseur à l’angle opposé.
« En voici un ! » s’écria Hugh. Il était debout sur le dos de la Laboureuse et dirigeait la patrouille de surveillance. Les vingt fugitifs, brandissant des gourdins, sautèrent de leur taxi-mache et s’élancèrent à la poursuite du chasseur terrorisé.
« Laissez-le-moi ! Celui-ci est pour moi ! »
Une flèche lancée d’une main inexperte s’enfonça dans la chair du premier chasseur et ne fit qu’une entaille de quelques centimètres en travers des côtes. Le carnage qui s’ensuivit évoqua dans l’esprit de Hugh plus une sorte de cérémonie qu’une bataille. Si l’esprit du mal avait habité ce petit corps mou, on l’en avait certainement extirpé. Quand ils repartirent, Hugh avait un nouvel arc.
Cette nuit-là, la Laboureuse déposa au campement de Moïse une escouade d’archers bien fatigués.
« Voici nos éclaireurs de retour. La patrouille a été bonne ? »
« Nous avons eu sept chasseurs avant qu’ils aient pu tuer un seul des nôtres. Mais deux autres ont réussi à percer l’aile droite, et nous avons perdu huit hommes à cause d’eux. »
Moïse leur servit le potage qui chauffait dans une « gamelle » : ce n’était en fait qu’un pare-chocs posé sur des pierres et des braises. On y avait mis à bouillir des barres alimentaires et des débris végétaux. Les éclaireurs, épuisés, mangèrent avec avidité.
La journée suivante se passa beaucoup mieux. L’armée avança encore de trente kilomètres vers le sud, effectuant au passage des incursions dans une douzaine de cités-puits. Les Agrimaches kidnappées rendaient beaucoup de services tant qu’on ne leur demandait pas de prendre une part active aux tueries. Elles poursuivaient les engins de Chasse et les archers. Dans la troupe de Moïse, beaucoup possédaient une arme à présent. Les rondes assuraient une surveillance efficace sur les flancs. Les barres de nourriture volées à la fourmilière suffisaient presque à calmer les tiraillements de la faim, le soir venu.
Hugh était relativement satisfait quand il prit place auprès du feu. Il posa sur ses genoux le lourd essieu dont il s’était fait un gourdin.
« Si les choses continuent à bien se passer, nous n’aurons aucun mal à atteindre la frontière. »
Moïse, agité, marchait de long en large. Son immense armée était animée par une résolution qui faisait sa cohésion. Il épouvait le sentiment de puissance qui doit être celui de tout chef. Il était le premier général de la Terre, le premier depuis un millénaire. Ce soir, il pouvait emmener son peuple où bon lui semblerait, et il le suivrait. C’était bizarre, mais il avait la conviction qu’il triompherait, avec l’aide de Curedent. Il se demanda si tous les généraux étaient aussi optimistes.
Le matin suivant, il inspecta l’horizon avec appréhension.
« Ne sont-ce pas là des Moissonneuses ? »
Hugh suivit la direction indiquée par l’index de Moïse, et vit au loin une horde de machines affairées, qui faisaient voler la poussière et le fourrage.
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