« Je suis heureux d’être en vie, bien sûr, dit Hugh. Mais ne croyez-vous pas que nous devrions éclater en petits groupes afin d’explorer une plus vaste étendue ?
— La Cour ne le veut pas. Les protéines devraient nous permettre de tenir jusqu’au 50 eparallèle. Si nous sortons de ce couloir, on recourra à l’Agrimousse ; nous ne pourrons plus dormir au sec, et nous n’aurons plus droit aux protéines. Il ne faut pas aller contre la Cour. »
Hugh se releva et scruta l’horizon. Ils étaient environnés par des rangées de chapeaux de puits, à l’infini. Derrière lui, au nord, la multitude endormie auprès de feux mourants. Au sud, les ténèbres.
« Nous devrons bien finir par nous diviser. La description que vous nous faites des Egotiens n’est guère encourageante : les outils de pierre, la fuite devant les chasseurs, et Dieu sait quoi en guise de nourriture… Mais ça vaut encore beaucoup mieux que la suspension. C’est drôle… quand on m’a suspendu, j’étais à la tête d’un assez grand complexe industriel, mon empire personnel. Et maintenant ? » Il enfonça ses mains profondément dans ses poches vides. « Oui, les choses ont bien changé en un millier d’années. »
Il se blottit près des braises en train de refroidir et s’endormit à même le sol.
Des Agrimaches cultivaient la terre de chaque côté de leur couloir de sortie. La vue de tous ces fruits défendus faisait saliver les fugitifs. Poussés par la tentation, certains s’aventuraient jusque dans les jardins. Moïse répéta les injonctions de la Cour, mais, dans le glacier humain, on se passa le mot. Des vaisseaux de Chasse firent leur apparition.
Le bruit qu’on trouverait de la nourriture au-delà de la frontière du 50 eparallèle causa une accélération de l’allure générale. Moïse et Hugh se postèrent sur le flanc droit de la foule et la regardèrent s’écouler. À l’arrière, les traînards formaient une troupe innombrable. Beaucoup marchaient avec des cannes et des béquilles. Les éclopés boitaient de plus en plus, à cause du sol meuble et de l’allure acharnée. À la tombée de la nuit, le gros de la troupe eut le temps de dresser le campement, de manger et de s’endormir pendant que les attardés rattrapaient l’écart.
« Un grand nombre d’entre eux ne s’en sortiront pas, dit doucement Moïse. J’ai vu des chevilles enflées qui, j’en suis certain, seront incapables de couvrir les cinquante kilomètres de l’étape de demain. Et nous devrons tenir cette cadence pendant près d’un mois pour atteindre la frontière dans le temps imparti. »
Hugh hocha la tête. Au loin, on voyait de petits groupes d’infirmes qui avaient renoncé. Ils se serraient les uns contre les autres dans l’obscurité, à des kilomètres de là. Pendant qu’ils étaient suspendus, ils avaient perdu toute attache familiale ou amicale, et étaient incapables de former de nouveaux liens au cours de cet exode précipité. À présent, ils s’étaient arbitrairement rassemblés par catégories d’infirmité, de sorte que nul ne pouvait aider son voisin.
« Je sais que la Grande S.T. ne veut pas se charger de notre subsistance… mais elle ne va sûrement pas laisser les traînards mourir de faim comme ça. »
Moïse, qui avait vécu assez longtemps Dehors pour savoir à quoi s’en tenir, eut un hochement de tête.
« On ne meurt plus jamais de faim, maintenant. »
Le ton menaçant de sa voix ne plut pas à Hugh.
Avant l’aube, le gros de la troupe des pèlerins fut éveillé par des cris lointains. Des milliers de têtes se soulevèrent brusquement de la terre qui leur servait d’oreiller. Des yeux effrayés s’efforcèrent de fouiller la pénombre en direction de la route parcourue la veille. On ajouta en hâte le reste de combustible aux feux maigres. Le silence retomba. Puis de nouveaux cris s’élevèrent d’un endroit différent. Ils se poursuivirent, se rapprochèrent lentement, mélange de sanglots et de gémissements.
Un homme à la forte carrure sortit de l’ombre en boitillant, tenant dans ses bras un vieillard squelettique. C’était de cette petite forme frêle que provenaient ces bruits. Le costaud s’effondra avec son fardeau auprès d’un feu. Quelque chose d’humide brilla à la lueur des flammes : du sang.
« Une espèce de déséquilibré a tiré une flèche sur Ed », se lamenta le gigantesque acromégalique.
Moïse se pencha. La flèche avait traversé la cuisse gauche. Il déchira la jambe du pantalon et tenta d’enrayer l’hémorragie tandis que le géant répétait inlassablement son récit.
« … et pendant qu’Ed criait, ce… détraqué est arrivé avec son arc. Il a sorti ce petit couteau et a essayé de lui couper… Avec Ed qui criait, et tout ce sang, je crois bien que j’ai perdu la tête et que je l’ai tué. J’ai enfoncé sa sale gueule dans la poussière, et appuyé… appuyé… »
Le géant paraissait tellement secoué par sa propre brutalité que Moïse déduisit qu’il avait toujours été un homme très doux. Sa tête énorme, ses mains et ses pieds démesurés, caractéristiques de l’acromégalie, lui donnaient une apparence impressionnante, mais, d’une certaine façon, il était sans défense. Ses articulations étaient fortes mais dépourvues de puissance tant elles étaient engourdies par l’arthrite ; et cela l’avait empêché de se maintenir dans le peloton de tête.
Un peu plus tard, le blessé s’endormit, anémique et faible.
« Des chasseurs. » Moïse tendit à Hugh Konte la flèche ensanglantée. « Je m’étais demandé si l’arrêt de la Cour nous garantissait une certaine immunité. Ce petit épisode lève tous les doutes. Du moment que nous sommes Dehors, nous sommes du gibier de bonne prise. »
Des voix s’élevèrent autour des feux de camp.
« Qu’allons-nous faire ?
— Nous battre !
— Avec quoi ? De la terre ?
— L’acromégalique en a bien tué un, à mains nues, et c’est un infirme. Ils ne doivent pas être si terribles, dit Hugh, et, pour ce qui est des armes, nous avons déjà ça. » Il brandit la flèche. « Retournons en arrière chercher l’arc. »
Le cadavre froid du chasseur gisait sur les lieux de l’attaque, la tête enfouie dans la terre meuble. Moïse écrasa sous son talon le détecteur de Broncos qu’il portait au poignet cependant que Hugh Konte récupérait l’arc, le couteau et la trousse pleine de calories de base. Il y avait déjà un trophée dans le sac du chasseur. L’Agrimousse recouvrait déjà les lieux quand ils s’éloignèrent. Ils pataugèrent pendant un kilomètre dans la mousse épaisse jusqu’à la taille. Leur couloir était toujours sec.
Le jour suivant, le glacier humain se déplaça plus lentement, pour laisser le moins possible de monde derrière lui. Parfois un chasseur tombait sur ce troupeau et se plaçait à portée d’arc, pour décocher d’une main tremblante une volée de flèches. Les victimes anonymes criaient et essayaient de ligaturer les parties atteintes. Le chasseur attendait, son couteau à trophée à la main, que la foule ait avancé, abandonnant les morts et les agonisants dans son sillage. Moïse, Hugh et quelques-uns des plus combatifs essayaient d’intercepter les chasseurs, mais six kilomètres carrés de populace, -c’était beaucoup trop pour une surveillance efficace. Au coucher du soleil, ils avaient en leur possession trois arcs de plus, et une douzaine de flèches, mais vingt des leurs étaient morts.
« Impossible de s’en sortir dans ces conditions, constata Hugh. Voyons ce qu’on peut tirer de ce qui nous entoure. Il va nous falloir des armes et de la nourriture. Que se passerait-il si nous réquisitionnions une ou deux de ces grosses machines qui viennent travailler la terre dans la journée ? »
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