Moïse était encore à demi endormi. Curedent répéta ses instructions jusqu’à ce que le cortex de Moïse les accepte comme un fait acquis. Cela fut d’autant plus facile qu’il avait pu être témoin de la mort et de la résurrection de Curedent. Il était aisé de jouer le rôle d’un prophète lorsqu’on avait en sa possession un pareil cyber.
Moïse se leva, les yeux agrandis, mit en pièces ses draps, dont il se fit une robe flottante. Tout en brandissant Curedent, il se mit à hurler : « Où sont mes enfants ? Où sont mes disciples ? Amenez-les à moi. »
La séance s’ouvrit dans la salle d’audience. La Cour donna le chiffre des décès et présenta sa reconstitution du massacre. Un adepte de la réincarnation, qui pratiquait la nécromancie, vint, tout vibrant d’émotion, parler des milliers d’âmes en peine chassées de Dundas par la fournaise.
La Cour écouta poliment sa tirade sur les âmes suppliciées ; le spirite décrivit avec brio la projection dans l’au-delà de ces esprits : un quart de million, le surpeuplement jusque dans la mort.
« Le dernier voyage devrait s’effectuer dans la sérénité, dans un semblant de solitude, et non dans le désordre indigne de la multitude, conclut le nécromancien.
— Gardez ces arguments pour le mégajury, observa la Cour. Dans le cas qui nous occupe, je suis seul juge. J’ai déjà accepté que l’accusé plaide la folie. La sentence est donc prévisible, et cette audience n’est que routine. Témoin suivant.
— Je suis votre serviteur, fit le spirite en s’inclinant. J’ai fait cette déposition au nom de tous mes élèves. Nous sommes sensibles aux souffrances des âmes qui nous entourent. Moïse, le prisonnier, a fait preuve d’une indifférence flagrante vis-à-vis des âmes de Dundas. On ne devrait pas lui permettre d’invoquer la folie. On ne devrait pas lui permettre d’occuper un cercueil à Dundas, car ce serait lui faire tirer profit de son crime, et prendre la place d’une de ses victimes. »
La Cour sentit une vague d’approbation monter du public, dans le monde entier. La sécurité dans les Cliniques de Suspension préoccupait fort les citoyens : refroidis, ils dépendaient encore plus de la Grande S.T. qu’animés. Quand on reposait dans les cryocercueils, on n’était pas à l’abri des dommages causés par la vermine ou par les éléments. Et l’acte de Moïse avait affaibli leur foi dans le système de sécurité.
« Exact, dit la Cour. Je ne puis permettre à un meurtrier de bénéficier de sa victime. La loi est claire sur ce point. Une place en suspension, rendue vacante par un meurtre, ne peut être attribuée à l’assassin. La séance est suspendue. »
« Mais je ne puis exécuter quelqu’un dont mes senseurs indiquent le manque total de logique, objecta le magistrat cybernétique. Il a perdu contact avec la réalité.
— Pas besoin de l’exécuter. Renvoyez-le devant le mégajury, dit le spirite.
— Je peux prévoir le vote du mégajury. Tous les citoyens désirent être en sécurité dans les Cliniques de Suspension. »
Josephson écoutait tranquillement. Il alla ensuite parler à Moïse.
« Il faut vite prévenir votre défense, invoquer l’irresponsabilité. Si on vous renvoie devant le mégajury, votre compte sera réglé avant même la fin de la reconstitution. Je connais les sentiments du public sur ces choses-là.
— Laissez-moi réfléchir », dit Moïse. Il attendit d’être seul pour parler à Curedent. Un moment après, il revêtit sa robe et psalmodia, face aux capteurs optiques :
« Que le peuple me juge. C’est au peuple de décider. Un nouveau prophète s’est révélé à Dundas… » Il agita le tronçon du cyber. « Je suis venu libérer mes disciples de la Suspension. »
Le nécromancien ricana. « Voici la solution à votre dilemme. Le prisonnier insiste pour qu’on le livre au jugement du peuple. Je connais les citoyens. S’il est allé à Dundas pour libérer les patients en les tuant, il va partager leur liberté… dans la mort. »
Les incantations de Moïse furent rapidement retransmises au public et la Cour convoqua un mégajury. Un million de jurés empressés s’inscrivirent aussitôt et appuyèrent chacun sur le bouton « exécution ». La Cour actionna le système de sécurité empêchant la diffusion des gaz toxiques et annonça :
« En raison de l’intérêt universel soulevé par ce procès, le décompte des votes ne s’effectuera qu’après que la défense aura exposé ses arguments. »
Le cybermagistrat remarqua que de nombreux jurés continuaient d’appuyer sur le bouton, plus de cinquante pour cent.
« Ceux qui persistent après ce second avertissement perdront leur droit de vote pour cette session, et l’allocation calories. J’entends conduire cette affaire selon les règles. Le vote aura lieu au moment voulu, et seulement alors. »
Il y eut un moment de flottement, puis les jurés obéirent. La Cour éclaircit ses circuits vocaux et rappela le nécromancien pour lui faire répéter son émouvante tirade qui s’achevait sur cette épithète : « Moïse le profanateur d’âmes. »
De nouveau, la Cour exhorta le jury à la patience.
Josephson chuchota à Moïse : « Si vous persistez dans votre attitude, vous êtes un homme mort. La liberté dans la mort n’est pas une idée acceptable. Dans le cas contraire, nous pourrions fermer la clinique de Dundas. Les citoyens ont besoin de cette illusion d’immortalité que leur procure la suspension. Ils vous tueront pour avoir détruit cette illusion. »
La Cour procéda à une nouvelle reconstitution pour le jury. On fit venir les témoins oculaires. Willie le Simple parla en faveur de Moïse, mais ses traits asymétriques et la façon qu’il avait de peloter son cube ne firent pas bonne impression sur le jury. Si ce pauvre demeuré était le répondant de Moïse…
L’esprit de Willie se clarifia lorsqu’il perçut toute cette haine muette. Il se redressa, jeta un regard de colère aux capteurs optiques et cria : « Moïse est le seul Bon Citoyen que j’aie jamais connu. Ce ne serait pas juste de lui faire du mal. Il n’a jamais fait de mal à per… » Les gardes le tirèrent par sa tunique. « Laissez-moi terminer ! » La tunique se déchira. Il se débattit. Le vêtement tomba, dévoilant à l’immense public une horrible carcasse couturée, déformée par les épaisses cicatrices qui dessinaient des cartes géographiques, les traces de ses anciennes brûlures par les moyens actiniques. L’épaule d’un garde se brisa entre ses mains puissantes.
« Allons, allons, fit la Cour d’un ton apaisant. Ce n’est pas de cette façon que vous aiderez Moïse. Posez ce bras. Vous êtes désormais considéré comme complice. Rejoignez Moïse par cette porte bleue sur votre gauche. »
Les portes doubles s’ouvrirent avec un sifflement. Moïse était là, dans sa robe blanche, tenant un bâton. Willie se pencha et déposa le bras arraché sur le corps du garde, contracté par la douleur. Ses doigts vigoureux relâchèrent lentement leur étreinte rageuse. Il n’y avait aucune émotion sur son visage quand il enjamba le corps, mais seulement la surprise de revoir Moïse. Les portes se refermèrent quand il entra dans la cellule. Le nombre des accusés fut porté à deux. Les allocations calories pour le mégajury furent doublées.
Une Balayeuse robot vint nettoyer.
L’Assistante contusionnée et apeurée succéda à Willie à la barre. Ses attaques au vitriol convainquirent et la Cour et le jury de la haine qu’elle portait à Moïse ; en fait, beaucoup s’étonnèrent qu’il fût resté en vie après les trois jours passés avec elle. Le nombre des accusés n’augmenta pas.
« Laissez-moi plaider la folie, dit Josephson d’un ton pressant. Remettez-vous-en à la. clémence de la Cour. Il reste encore une chance. Les tests que vous avez passés ont déjà convaincu le cybermagistrat ; cela pourrait encore marcher.
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