Sharp hocha la tête :
— Il y a longtemps que nous sommes amis, je ferais n’importe quoi pour toi mais là, je ne peux pas marcher. En plus, je crains qu’il ne soit trop tard.
— Trop tard ?
— La somme m’a été versée cet après-midi. Le Roulant prend possession de l’Artifact demain matin. Il le voulait immédiatement mais il y avait un ou deux détails à régler pour le transport.
Maxwell était abasourdi.
— Eh bien, voilà, dit Sharp. Je ne peux pas y changer grand-chose.
Maxwell commença à se lever. Il se rassit :
— Harlow, si jamais je pouvais voir Arnold ce soir, si j’arrivais à le décider à payer le même prix.
— Ne sois pas bête. Il s’évanouirait rien qu’en entendant le prix.
— C’est si cher que cela ?
— Oui.
Maxwell se leva lentement.
— Je dois te dire qu’en tout cas tu as fait peur au Roulant. Churchill était ici ce matin, nerveux comme une puce, l’écume aux lèvres. Il voulait conclure tout de suite. J’aurais aimé que tu sois venu plus tôt, nous aurions trouvé une solution.
Maxwell était sur le point de s’en aller, il revint vers le bureau de Sharp :
— J’ai encore quelque chose à te dire. C’est à propos de voyages dans le temps. Nancy a un tableau de Lambert.
— J’en ai entendu parler.
— Dans le fond, il y a une colline surmontée d’une pierre. C’est l’Artifact, j’en mettrais ma main au feu. Oop dit que les créatures représentées sur le tableau sont les mêmes que celles qui vivaient à l’époque de Néanderthal. Et vous, vous avez trouvé l’Artifact au sommet d’une colline jurassique. Comment Lambert pouvait-il savoir que l’Artifact était sur une colline ? On ne l’a découvert que plusieurs siècles après sa mort. À mon avis, Lambert a vu l’Artifact et les créatures qu’il a peintes, il a dû voyager dans le temps jusqu’à l’ère mésozoïque. Il existe un rapport sur un certain Simonson, n’est-ce pas ?
— Je vois où tu veux en venir. Simonson a fait quelques recherches sur le temps au XXI e siècle. Il a déclaré avoir connu certains succès mais il a avoué avoir eu des problèmes de contrôle. On raconte qu’il aurait perdu un ou deux hommes. Il les aurait envoyés dans le temps, sans pouvoir les en ramener. Mais on s’est toujours demandé s’il avait vraiment connu des succès. Ses notes sont peu révélatrices et il n’a jamais rien publié. Il travaillait dans le secret parce qu’il pensait que les voyages dans le temps pouvaient devenir une mine d’or. Il pensait aux expéditions scientifiques, aux chasseurs qui voudraient trouver du gros gibier et à tout un tas de trucs de ce genre. Une de ses idées était de remonter le temps en Afrique du Sud pour rafler tous les diamants du Kimberley. C’est pourquoi il tenait à garder le secret. Personne n’a jamais trop su ce qu’il a vraiment fait ou non.
— Mais cela n’est pas impossible. Simonson et Lambert étaient contemporains et il y a une coupure très nette dans le style de Lambert, comme s’il s’était passé quelque chose. Peut-être s’agit-il d’un voyage dans le temps.
— Bien sûr, c’est possible mais je ne m’avancerais pas.
Quand Maxwell sortit du Temps, les étoiles commençaient à briller dans le ciel. Le vent s’était rafraîchi. Les ombres des grands ormes cachaient la lumière des fenêtres de l’autre côté du mail.
Maxwell frissonna et releva le col de sa veste. Il descendit rapidement les escaliers et se mit à marcher sur le trottoir qui bordait le mail. Il y avait peu de monde dehors.
Il se rendit compte qu’il avait faim. Il n’avait rien mangé depuis le matin et il trouva comique de songer à sa faim alors que son dernier espoir venait de s’envoler. Il n’avait plus de toit où dormir car, s’il voulait éviter les journalistes, il ne pouvait retourner chez Oop. Mais maintenant, il n’avait plus de raison de se cacher des journalistes, il n’avait rien à perdre ni à gagner en racontant son histoire. Il frissonna en imaginant leurs visages incrédules, leurs questions, leur style pompeux, la façon dont ils tourneraient en dérision son aventure.
Il s’immobilisa un instant, ne sachant quelle direction choisir. Il essaya vainement de penser à un café, un restaurant où il ne risquerait pas de rencontrer quelqu’un de la Faculté. Ce soir, il appréhendait d’avoir à répondre à leurs questions.
Il entendit un léger bruissement à son côté et se retourna vivement. Il se trouva face à face avec Fantôme.
— Ah, c’est toi ?
— Je t’attendais. Tu es resté longtemps là-dedans.
— J’ai dû attendre, puis nous avons discuté.
— Alors ?
— Rien. L’Artifact est vendu et payé. J’ai bien peur que tout ne soit terminé. Je pourrais essayer d’aller voir Arnold ce soir, mais cela ne servirait à rien. C’est trop tard.
— Oop nous garde une table, tu dois avoir faim.
— Je meurs de faim.
— Alors, suis-moi. Je te montre le chemin.
Ils quittèrent le mail et errèrent pendant un temps qui sembla particulièrement long à Maxwell au travers de petites ruelles.
— C’est un endroit où personne ne nous verra, dit Fantôme. La nourriture est correcte et le whisky bon marché. Oop l’a bien précisé.
Finalement ils arrivèrent et descendirent un escalier qui les mena au sous-sol. Maxwell ouvrit la porte. L’intérieur était sombre. Une odeur de cuisine provenait de quelque part dans le fond.
— C’est le genre famille, dit Fantôme. On pose tout sur la table et chacun se sert. Oop est enchanté.
La silhouette imposante de ce dernier se dressa à une des tables du fond. Il agita un bras. Maxwell vit qu’il n’y avait qu’une demi-douzaine de personnes dans tout le restaurant.
— Venez par ici, appela Oop, je veux vous présenter quelqu’un.
Suivi de Fantôme, Maxwell se fraya un chemin vers le fond. À la table de Oop, Carol leva la tête.
Maxwell y vit aussi un autre visage, sombre et barbu qui lui rappelait quelque chose.
— Notre invité de ce soir, dit Oop : Maître William Shakespeare.
Shakespeare se leva et tendit la main à Maxwell. Un sourire éclatant s’ouvrit au-dessus de sa barbe :
— Je suis très heureux et j’ai beaucoup de chance d’avoir trouvé des compagnons si gais et si bruyants.
— Le barde pense rester avec nous, dit Oop, pour s’installer définitivement.
— Nenni, je ne suis point barde, vous ne devez pas employer ce nom. Je ne suis rien d’autre qu’un honnête boucher et courtier en laines.
— Simple lapsus, le rassura Oop. Nous avons tellement pris l’habitude…
— Oui, je sais, dit Shakespeare. Une erreur est bien lourde pour qui elle suit.
— Mais, intervint Maxwell, tu dis qu’il veut rester ici. Est-ce qu’Harlow sait où il se trouve ?
— Je ne le pense pas, dit Oop. Nous nous sommes donné beaucoup de mal pour qu’il n’en sache rien.
— Je me suis échappé, dit Shakespeare content de lui. Mais j’ai été aidé et j’en suis reconnaissant.
— Aidé ! Cela ne m’étonne pas, dit Maxwell. Apprendrez-vous un jour, espèce de pitres…
Carol l’arrêta :
— Ça suffit, Pete. C’est très beau de la part de Oop. Le pauvre homme arrive d’une autre époque et tout ce qu’il voulait, c’était voir comment les gens vivent et…
Fantôme l’interrompit :
— Asseyons-nous, dit-il à Maxwell. Tu as l’air d’avoir besoin de boire un coup.
Maxwell s’installa à côté de Shakespeare et Fantôme prit la chaise de l’autre côté. Oop lui tendit une bouteille :
— Vas-y, ne fais pas de manières, ne t’embarrasse pas d’un verre. C’est très décontracté ici.
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