Une puce de King avait lancé aux prisonniers de Central un émetteur-récepteur le lendemain du massacre, et Muhamed avait dès lors enregistré toutes ses conversations avec Central. La plus incroyable était un dialogue entre lui et le colonel Dongh. La première fois qu’il l’avait passée, Davidson avait arraché la bande de la bobine et l’avait brûlée. Maintenant, il aurait aimé l’avoir conservée, pour l’inclure dans le dossier comme preuve parfaite de la totale incompétence des chefs de camp de Central et de la Nouvelle Java. Il avait cédé à son emportement, et l’avait détruite. Mais comment pouvait-il rester assis là en écoutant les enregistrements du colonel et du major en train de discuter leur reddition totale aux créates, acceptant de ne pas tenter les moindres représailles, de ne pas se défendre, d’abandonner toutes leurs armes lourdes, de se presser tous ensemble sur un petit bout de terrain que les créates clôtureraient pour eux, comme une réserve concédée par leurs généreux vainqueurs, les petites bestioles vertes. C’était incroyable. Littéralement incroyable.
Sans doute le vieux Ding Dong et Mu ne trahissaient-ils pas volontairement. Ils étaient devenus dingues, tout simplement, ils avaient craqué. C’était cette foutue planète qui leur avait fait ça. Il fallait posséder une très forte personnalité pour la supporter. Il y avait quelque chose dans l’air, peut-être les pollens de tous ces arbres, agissant peut-être comme une sorte de drogue, qui rendait les humains ordinaires aussi stupides et désaxés que les créates. Alors, submergés comme ils l’étaient par le nombre des ennemis, ils étaient mûrs pour se faire balayer.
C’était dommage d’avoir dû éliminer Muhamed, mais il n’aurait jamais voulu accepter les plans de Davidson, c’était évident ; il était complètement foutu. Quiconque aurait écouté cet incroyable enregistrement l’aurait aussitôt reconnu. Mieux valait pour lui d’avoir été abattu avant de comprendre réellement ce qui se passait, et aucune honte ne s’attacherait à son nom, comme elle s’attacherait à celui de Dongh et à ceux des autres officiers encore en vie à Central.
Dongh n’était pas venu à la radio ces derniers temps. C’était généralement Juju Sereng, l’ingénieur. Davidson et Juju se voyaient souvent avant son départ pour Java, et il l’avait considéré comme son ami, mais on ne pouvait plus faire confiance à personne désormais. Et Juju était aussi un asiatiforme. C’était vraiment bizarre qu’ils aient été aussi nombreux à échapper au Massacre de Centralville ; de tous ceux auxquels il avait parlé, le seul non-asiate était Gosse. Ici, à Java, les cinquante-cinq hommes fidèles qui étaient restés après la réorganisation étaient des eurafs comme lui-même, quelques afros et afrasiens, mais pas un seul asiate pur. Le sang parle, après tout. On ne peut pas être complètement humain si l’on n’a pas dans les veines un peu de sang du Berceau de l’Humanité. Mais ça ne l’empêcherait pas de sauver ces pauvres salauds jaunes de Central, cela aidait seulement à comprendre que leur moral se fût effondré à cause de la tension.
— Est-ce que tu ne peux pas te rendre compte du genre de problèmes que tu nous crées, Don ? avait demandé Juju Sereng de sa voix monocorde. Nous avons formellement établi une trêve avec les créates. Et la Terre nous a directement interdit de nous occuper des evis et de lancer des représailles. Et de toute façon, comment diable pourrions-nous lancer des représailles ? Maintenant, tous les gars de King et de Central Sud sont ici avec nous et nous sommes encore moins de deux mille, et combien êtes-vous sur Java, environ soixante-cinq, pas vrai ? Tu crois vraiment que deux mille hommes peuvent lutter contre trois millions d’ennemis intelligents, Don ?
— Juju, cinquante hommes peuvent le faire. C’est une question de volonté, d’habileté, et d’armement.
— Merde ! Mais nous avons conclu une trêve, Don. Et si elle est violée, c’en est fini de nous. C’est la seule chose qui nous permet encore de tenir. Quand le vaisseau reviendra de Prestno et verra ce qui s’est passé, peut-être décideront-ils de balayer les créates. On ne sait pas. Mais, selon toute apparence, les créates ont l’intention de respecter la trêve, c’était leur idée, après tout, et nous l’avons acceptée. Ils peuvent nous éliminer tous rien que par leur nombre, à n’importe quel moment, comme ils l’ont fait à Centralville. Ils étaient des milliers. Tu ne comprends pas ça, Don ?
— Écoute, Juju, bien sûr que je comprends. Si vous avez peur d’utiliser les trois puces qui vous restent, vous pourriez les envoyer ici, avec quelques gars qui voient les choses à notre façon. Si je dois vous libérer tout seul, quelques puces de plus ne seraient pas inutiles pour faire ce boulot.
— Tu ne vas pas nous libérer, tu vas nous incinérer, espèce de foutu crétin. Ramène tout de suite la dernière puce à Central : ce sont les ordres personnels que le colonel te donne en tant qu’Officier faisant fonction de chef de camp. Utilise-la pour ramener tes hommes ici ; douze voyages, cela ne te prendra pas plus de quatre journées locales. Maintenant obéis à ces ordres, et exécute-les.
Clic, terminé – ils avaient peur de discuter davantage avec lui.
Finalement, il craignit qu’ils n’envoient leurs trois puces pour bombarder ou mitrailler le camp de la Nouvelle Java ; car, techniquement, Davidson désobéissait aux ordres, et le vieux Dongh n’était pas très tolérant à l’égard des éléments indépendants. Il suffisait de voir comment il s’en était déjà pris à Davidson, à cause de cet insignifiant raid de représailles sur l’île Smith. L’initiative était punie. Ce qu’aimait Ding Dong, c’était la soumission, comme la plupart des officiers. Le danger d’une telle attitude est qu’elle peut amener l’officier lui-même à se soumettre. Davidson se rendit finalement compte, avec un véritable choc, que les puces n’étaient pas une menace pour lui, parce que Dongh, Sereng, Gosse, et même Benton avaient peur de les envoyer. Les créates leur avaient ordonné de garder les puces à l’intérieur de la Réserve Humaine : et ils obéissaient.
Mon Dieu, cela le rendait malade. Il était temps d’agir. Il y avait maintenant près de deux semaines qu’ils se morfondaient ici. Son camp était bien défendu ; ils avaient renforcé la palissade et l’avaient consolidée pour qu’aucun de ces petits hommes-singes verts n’ait une chance de la franchir, et ce petit malin d’Aabi avait fabriqué des tas de mines artisanales très correctes et les avait semées tout autour de la palissade en formant une ceinture large d’une centaine de mètres. Il était temps maintenant de montrer aux créates qu’ils avaient pu vaincre les moutons de Central, mais que sur la Nouvelle Java ils auraient affaire à des hommes. Il fit décoller la puce et s’en servit pour guider un peloton d’infanterie composé d’une quinzaine d’hommes jusqu’à un terrier de créates situé au sud du camp. Il avait appris à repérer les choses depuis l’appareil ; c’étaient les vergers qui les trahissaient, des concentrations de certaines espèces d’arbres, bien qu’ils ne fussent pas plantés en ligne comme des humains l’auraient fait. C’était incroyable le nombre de terriers qu’on remarquait, une fois qu’on avait appris à les repérer. La forêt en était pleine. Le groupe d’attaque incendia le terrier à la main, et en revenant vers la base avec quelques-uns de ses gars, il en remarqua un autre, situé à moins de quatre kilomètres du camp. Sur celui-là, il lâcha une bombe, rien que pour y laisser clairement sa signature afin que chacun puisse la reconnaître. Juste une bombe incendiaire, pas une grosse, mais bon sang ! elle a fait sacrément voltiger cette fourrure verte. Elle laissa dans la forêt une grande clairière dont les bords brûlaient.
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