— Mais vous allez être Dieu en personne !
— Non. Dieu n’est ni un homme ni une femme.
— Qu’est-ce que c’est, alors ?
— Dieu est un Ami.
Ce ne fut pas commode pour M. et Mme Edward Curzon de faire entrer le petit frère dans un autre pogo, et ce fut encore pire de lui faire prendre le linéaire qui conduisait à la réserve du lac Erié. C’étaient des Shoshoni qui étaient de garde à l’entrée. Ils nous donnèrent un coup de main sans poser de questions, ce pourquoi je leur décernai mentalement un bon point. Nous gagnâmes en hélico le wigwam en marbre, transportâmes Séquoia à l’intérieur et l’étendîmes sur un canapé. Il mouilla le canapé. Mama l’examina et commença à sangloter en cherokee. Les gosses accoururent, ouvrant des yeux ébahis. Mama aboya un ordre. Ils détalèrent et quelques instants plus tard apparut le Sachem. Il s’approcha de son fils.
— À toi de faire, dis-je à Natoma. Explique-leur. Donne-leur tous les détails qu’ils seront capables de comprendre, mais ce n’est pas la peine de leur expliquer ce que c’est qu’un Homol, à mon avis. Je crois que ce serait trop pour eux.
Je sortis. Je marchai jusqu’au petit mur contre lequel nous nous étions adossés, Séquoia et moi, il y avait si longtemps, et je laissai les rayons du soleil me réchauffer un peu. Deux heures plus tard, Natoma sortit du wigwam, me chercha des yeux, me trouva et vint s’asseoir à côté de moi. Elle paraissait déçue et déprimée. Je ne lui dis rien.
Au bout d’un moment, elle parla :
— Je leur ai expliqué.
— Je savais que tu t’en tirerais. Qu’est-ce que tu leur as dit ?
— Que mon frère et toi vous aviez fait des recherches scientifiques avec un ordinateur et qu’il y avait eu un accident.
— Pas si loin de la vérité. Et comment ont-ils pris la chose ?
— Pas tellement bien.
— Je les comprends. Leur fils si brillant, si intelligent. Je leur souhaite de vivre assez longtemps pour le voir redevenir ce qu’il était avant.
— Mon père dit que cela ne se serait jamais produit s’il ne t’avait pas rencontré.
— Je ne pouvais pas prévoir que ça finirait ainsi. Franchement, comment aurais-je pu le savoir ?
— Il dit que tu lui as pris son fils.
Je soupirai.
— Il dit qu’il faut que tu le remplaces.
— Hein ?
— Tu devras être son fils.
— De quelle manière ?
— Ici.
— Dans la réserve ?
— Oui. Ici. Au lac Erié. Tu ne devras jamais le quitter.
— Dio !
— Et Séquoia sera ton fils. Tu devras l’élever et l’aider à redevenir ce qu’il était.
— Mais ça signifie des années de ma vie.
— Oui.
— C’est un drôle de sacrifice.
— Oui. Mais as-tu pensé au mien ?
— Le tien ?
— Il faudra que je redevienne une squaw.
— Pas à mes yeux. Jamais.
— Mais à ceux de mon peuple, oui.
— Écoute, chérie. Il est en bonnes mains. Nous pouvons filer au Brésil, Cérès, dans le Corridor, en Afrique. Tout le système solaire est à nous. Tu n’en as vu qu’une petite partie. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Non, Edward. C’est mon devoir de rester. Mais toi, tu peux partir.
— Te laisser ? Jamais.
— Alors, tu resteras et tu feras ce que dit papa ?
— Oui, je resterai. Bon Dieu, Nato. Tu savais très bien que ça finirait comme ça. Alors, pourquoi tourner autour du pot si longtemps ?
Elle contempla ses orteils.
— Je t’aime pour un millier de raisons, Guig. Mais surtout parce que tu ne m’as jamais déçue. Et tu ne me décevras jamais.
— Jamais.
— Je vais te dire une chose que j’avais promis de ne jamais répéter. Ce sera ta récompense.
— Je n’ai pas besoin de récompense pour avoir fait mon devoir.
— Je savais que tu ne trouverais pas le corps de Fée.
— Tu avais raison.
— Je savais qu’il n’était plus là.
Il me fallut un long moment pour encaisser, mais je ne pigeais toujours pas.
— Je ne comprends pas, dis-je.
— Après sa mort, quand tu souffrais tellement, Jicé est sorti avec toi pour te consoler.
— Je me souviens.
— Borgia et moi, nous sommes allées à la fosse à compost. Je voulais que Fée soit inhumée dans un tombeau particulier, pour te faire plaisir. Mais Borgia n’était pas d’accord. Elle parlait de régénération.
— Quoi ? Les clones de l’ADN ?
— Uu. Elle disait que nous étions arrivées à temps, et elle a emporté le corps de Fée avec elle. Ça a coûté un énorme bakchich.
— Et tu ne m’as jamais rien dit.
— Elle m’a fait jurer de garder le silence. Elle disait qu’elle avait eu de la chance avec Boris, mais que l’opération était tellement aléatoire qu’elle ne voulait pas te donner de faux espoirs. De toute façon, je ne comprenais pas la moitié de ce qu’elle disait à l’époque. Mon XXe n’était pp très bon.
Mon cœur se mit à battre très fort.
— Et ensuite ?
— Elle m’a dit qu’elle m’écrirait pour me tenir au courant.
— Et alors ?
— Elle n’a pas encore donné signe de vie.
— Il y a donc toujours de l’espoir. Mon Dieu ! Je… je ne peux pas te dire à quel point je te suis re… Et dire que je t’ai méchamment accusée de jalousie…
— Je te pardonne si tu me pardonnes.
— Pas question de marché entre nous. C’est tous les deux, à la vie, à la mort.
— Pas tout à fait, dit-elle d’une voix solennelle. Je vieillirai et je mourrai, bien sûr, tandis que tu continueras. C’est cela qui fait le plus de mal. Cela devait torturer Fée, qui n’avait même pas… Mais je sais que tu resteras avec moi jusqu’au bout. Qui d’autre s’occuperait de toi ?
— Nous n’avons pas besoin de penser à ces choses-là pendant un bon bout de temps.
— Tu auras sans doute envie de t’en aller.
— Sans doute, mais je ne le ferai pas.
— Tout le monde croira que je suis ta mère.
— Ou bien une vieille très riche que j’ai épousée pour son fric.
Elle gloussa.
— Pourquoi n’as-tu pas choisi une des dames immortelles ?
— Je suppose que c’est parce que je préfère les êtres humains. Le Groupe n’est pas tellement humain, tu sais.
— Toi, tu l’es.
— Nous avons tout le temps devant nous, à la réserve. Nous prendrons des vacances de temps à autre, j’espère. Nous visiterons le système solaire. Tu changeras peut-être d’idée, pour ce que tu viens de dire.
Elle sourit.
— Je vais prévenir mon père. Rendez-vous dans l’arbre dans une heure.
— Pourquoi pas tout de suite ?
— Il faut que j’aide mama à donner le bain à ton fils et à le langer.
Me voici donc, au beau milieu de l’Erié, fils du Puissant Sachem, prince des pavots, bouilleur d’eau-de-feu, et ce n’est pas de tout repos, croyez-moi. Ils m’ont rebaptisé Aigle Blanc. J’étudie le cherokee, la fabrication de l’Horrible Pavot et les traditions locales à l’université. J’obéis aux ordres. Je m’en remets au Sachem pour toutes les décisions importantes. J’officie en même temps que les braves de ma tribu et je me soumets à leur dérision. Mon épouse marche la tête baissée à trois pas derrière moi. Ce qu’elle fait en dehors des heures ouvrables, c’est mon affaire et celle de personne d’autre.
J’ai cet enregistreur sur lequel je consigne mon journal intime en XXe. J’ai prévenu Pepys, et ceux du Groupe me rendent visite à l’occasion. M’bantou a passé six semaines magnifiques dans la réserve. Il s’est fait des amis partout et la nation mandan l’a officiellement adopté. La Tosca est venue étudier les danses tribales pour sa nouvelle production, Salomé. Disraeli m’a apporté un bilan financier. Apparemment, les cryos ont obligé l’Extro à casquer et je suis de nouveau à flot. J’ai pu rembourser le prêt du Sachem. Queenie est venu aussi, mais les Pawnees de service n’ont pas voulu le laisser entrer. Il était blême de rage.
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