Les fondations ressemblaient à un labyrinthe géométrique. Alvéoles de toutes formes, carrés, rectangulaires, certains en losange ou en pentagone, selon les nécessités de l’architecture à l’origine. C’étaient des murs de béton de deux mètres de haut sur un d’épaisseur, au sommet plat qui constituait un passage idéal pour les ouvriers et les cortèges funèbres. De ces derniers, il y en avait de moins en moins. On ne va pas deux fois à la fosse à compost, la chose finit par se savoir. Les cadavres sont entassés par couches au milieu d’autres détritus d’origine organique à plat sur le sommet pour recueillir le maximum d’eau de pluie. Au bout d’un certain temps de ce régime-là, les os commencent à pointer à travers la pourriture.
Les os, c’est ce qu’il y a de gênant lorsque le moment vient de vider une fosse et de conditionner le compost arrivé à maturité. Alors, il y a un tamis géant à mailles d’acier installé sur quatre piliers dans la zone de chargement. Il sert à trier les matières en décomposition, et le tas d’os et de têtes de morts qu’il retient évoque une danse macabre. J’avais vu tout cela le jour où j’avais accompagné Fée-7 à sa dernière demeure. Je voulais m’assurer qu’on la traitait avec respect.
Il faisait une nuit d’encre. Il n’y avait pas la moindre humidité dans l’air. Il n’avait pas plu depuis une semaine au moins… et je fus surpris par les flammeroles qui montaient de certaines fosses. Elles sont produites par la chaleur intense dégagée par le processus de fermentation, et les produits chimiques leur donnaient de multiples colorations. Les flammeroles suffisaient à m’éclairer. Je n’eus même pas besoin de me servir de la lampe-torche que j’avais apportée.
Je m’avançai sur la crête des murs vers la fosse où je me souvenais que Fée avait été placée. Les miasmes me suffoquaient. La fosse était obscure. Pas de flammeroles. J’allumai la torche. Il y avait seulement une couche plate de paille à un mètre au-dessous de moi. Je pris mon courage à deux mains et descendis. La paille était spongieuse. La chaleur intense. Si je ne me dépêchais pas, je risquais d’être rôti sur place. J’écartai des mains la couche de paille, pour trouver en dessous une couche de chaux concassée. Je plongeai les mains dedans et en remontai un corps boursouflé, rongé, déliquescent. Pas celui de Fée. Un homme. Je me pliai en deux pour vomir.
« On a dû le mettre après Fée. Il faut le déplacer. Déplace-le, Guig. Sois un homme, déplace-le. » Je fis appel à tout mon courage et l’écartai du pied. Il se défît aux jointures en laissant échapper un gaz gangreneux. Je vomis ce qui me restait de bile. Au-dessous du cadavre il y avait une épaisseur de sang séché, et encore au-dessous un autre adulte de grande taille dans le stade final de la décomposition. Seuls quelques lambeaux de peau et de poils adhéraient encore au squelette désarticulé. « Si Fée est là-dessous elle est partie et bien partie. Pour toujours. Adieu, Fée. C’est sans espoir. N’y comptez pas trop, a dit le cryo. »
Je vomis de nouveau, à vide.
Une voix grésilla en spanglais :
— Goddam bod dentro.
Une autre répondit :
— No sabe que nosotros leave nothing ?
Je dirigeai vers eux le rayon de la torche. Trois silhouettes grotesques s’inscrivirent contre le ciel noir. Des pilleurs de tombes, étincelants de bijoux volés.
— You got une carda sindicalista ? demanda le troisième.
Ils se laissèrent tomber dans la fosse. Ils étaient tous les trois armés de lourds fémurs. Mort ou vivant, j’allais bientôt enrichir le compost. Je reculai tandis qu’ils avançaient. Je me fouillais frénétiquement à la recherche de quelque objet de valeur à leur lancer. Je gardais la lumière dirigée contre leurs yeux, mais ils se contentaient de cligner tout en brandissant leurs fémurs.
« Je vais bientôt te retrouver, Fée. »
Mes recherches de tout à l’heure avaient dû introduire suffisamment d’air dans le compost pour provoquer une combustion. Une flammerole lécha soudain la paroi de la fosse qui s’embrasa tout entière. Les trois crapules grimpèrent à toute vitesse. Je grimpai du côté opposé. Tandis qu’ils éteignaient leurs vêtements enflammés en se roulant par terre, je sortis comme un fou de l’ Arrivederci. Ce n’est qu’à ce moment-là que je me donnai de grandes claques partout.
Je n’eus pas besoin de parler en arrivant au tipi. Ils comprirent en me voyant. Ils ne me demandèrent même pas comment je m’étais mis dans cet état. Mes vêtements étaient presque entièrement brûlés, il ne me restait presque plus de cheveux sur la tête et j’empestais une abominable odeur de compost. Ils se levèrent lentement, jetèrent un dernier regard au Grand Chef, à qui on venait de faire la toilette, murmurèrent leur sympathie à Natoma et s’en allèrent un par un retrouver leurs styles de vie respectifs. Pourquoi avaient-ils murmuré ? Ce n’était pas un enterrement ; simplement un petit contretemps dans l’existence de Séquoia. J’allais avoir mon contretemps à moi dans un moment, aussi.
— Je vais t’aider à te laver et à te changer, sourit Natoma. Voilà que je me retrouve avec deux bébés sur les bras.
— Merci. Ce bébé-ci est tt fatigué.
— Ensuite, tu iras te coucher.
— Je n’ose pas, ma chérie. Si je vais me coucher maintenant, je risque de dormir une semaine sans interruption. Il faut d’abord raccompagner notre petit frère à la maison.
— Ce n’est pas raisonnable, Edward. Tu en fais trop.
— Tu as raison. Je sais. Je… j’aurais dû t’écouter, pour Fée.
— Tu ne te doutes pas à quel point j’avais raison, dit-elle d’une drôle de voix.
J’étais tellement fatigué que je n’y pris pas garde sur le moment.
— Écoute, laisse-moi quand même me débarrasser de cette corvée ce soir. Ensuite, on sera seuls. Rien que nous deux. Tu ne sais pas à quel point tu m’as manqué.
Natoma poussa un cri. Les trois cryos venaient d’entrer silencieusement dans le tipi, chargés d’un lourd paquet enveloppé dans du plastique. Les loups n’avaient pas bronché. M’bantou avait dû les emmener avec lui. J’ouvris de grands yeux. Les cryos étaient toujours aveugles, mais ils se déplaçaient maintenant sans hésitation. Un nouveau bienfait de l’ordinateur, sans doute ?
— C’est la sœur ? Votre femme ?
Ils paraissaient se rendre compte de tout.
— Uu.
— Elle ne doit pas avoir peur de nous. Dites-lui qui nous sommes.
— Je le lui ai déjà dit.
— Nous fera-t-elle également confiance ?
— Vous avez sauvé mon frère, fit Natoma.
— Et il nous a sauvés.
— Alors, je dois… Non. Je vous fais confiance.
— C’est une brave femme, Curzon. Et courageuse. Nous savons maintenant à quel point notre aspect choque les gens. Vous allez partir d’ici, maintenant. Tous les trois. Nous allons dresser un bûcher derrière cette tente, et vous ne devez pas voir ça.
— C’est le Rajah que vous avez là ?
— Oui. Sa charogne n’est pas digne du compost. Nous allons la brûler.
— Pourquoi ici ?
— Nous nous installons ici. Nous prenons la relève de Séquoia ; sa maison aussi. Avec la permission de sa sœur ?
— Vous l’avez, déclara Natoma.
— Alors, laissez-nous, s’il vous plaît. Nous avons beaucoup à faire ici, et encore plus pour diriger l’Extro. Pour cela, il nous faut de la solitude.
— De la solitude ? Vous n’allez pas travailler au Centre ?
— Inutile. Nous pouvons diriger l’Extro de n’importe quel endroit sur notre longueur d’onde. Nous l’avons programmé pour qu’il réagisse à notre valence électronique.
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