Je connais la réaction populaire. Dites « Neandertal » à n’importe qui, et immédiatement surgit dans son esprit l’image d’un homme des cavernes armé d’une massue et traînant une personne du sexe opposé par les cheveux. En réalité, le Neandertalien n’était pas capable de porter ou de traîner grand-chose. Ses pouces n’étaient pas bien opposables. Il était incapable de parler parce que la musculature de sa bouche et de son gosier était inadéquate. Les anthropologistes discutent encore pour savoir si ce ne sont pas la parole et le pouce qui ont produit l’ homo sapiens. Il est certain que le Neandertalien avait une capacité crânienne équivalente. Seulement, elle est restée une capacité inexploitée. Si vous savez lire le XXe, cherchez l’article Neandertal dans une encyclopédie, et vous aurez une idée approximative de ce à quoi ressemblait Hic-Hæc-Hoc : un catcheur titubant complètement paumé. Mais costaud. Et vivant, comme les animaux, une existence de terreur perpétuelle.
J’avais retiré mon masque, mais je ne sais pas s’il me reconnaissait ou s’il se souvenait de moi. Comme dit Sans-Nom, il est incapable de penser. Mais il comprenait mes signes et mes grognements. J’avais eu l’esprit assez prévoyant pour remplir une de mes poches de sucreries. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, je lui lançais un bonbon dedans, ce qui l’emplissait de ravissement. C’est ainsi que les Russes récompensaient jadis leurs ours savants.
Ce fut une conversation mémorable. Je pourrais vous faire un dessin des signes, mais vous ne les comprendriez pas. Je pourrais vous transcrire les grognements et les onomatopées en symboles phonétiques, mais je ne crois pas que cela vous serait d’une grande utilité. Hic comprenait parfaitement. C’est vrai qu’il est incapable de penser, mais uniquement en termes de mémoire et de séquence rationnelle. Il peut absorber et comprendre une idée à la fois. Combien de temps elle demeure en lui, cela dépend du moment où elle est détrônée par la terreur existentielle. Pour cela, les sucreries m’étaient une aide précieuse.
Après m’être imposé à force de signaux, bonbons, grognements, caramels, menaces et chocolats, il me fallut encore le faire entrer dans la combinaison thermique supplémentaire que j’avais apportée. Il n’allait quand même pas se balader à poil au milieu du méthane. Les gens poseraient des questions. Je réussis enfin à l’envelopper comme il faut, et nous retournâmes de notre démarche la plus gracieuse à Méthane City, Colosse du Compost, la Ville sur un Volcan, avec derrière nous Saturne et ses deux anneaux. Satané Séquoia. Il avait raison, avec son humanité pourrie. Comment combattre un mec avec qui vous êtes foncièrement d’accord ?
Après une inspection du bout des doigts, Natoma décréta :
— Il faut le raser du haut jusqu’en bas. Nous le ferons passer pour rentrer pour un frère simple d’esprit. (Puis elle me regarda avec perplexité.) Guig, comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici ?
— Comme passager clandestin, sans doute. N’oublie pas que c’est un Homol. Il peut supporter n’importe quelle température, et se nourrir de tout ce qui lui tombe sous la main des mois durant.
Entre deux signes et deux bonbons, nous réussîmes à baigner et à raser entièrement Hic-Hæc-Hoc. Natoma le décora de graffiti pour le banaliser. Hic aimait Natoma. Il était à l’aise avec elle. Je pense qu’il n’a peut-être jamais eu de mère. D’un autre côté, il aimait aussi son bain. Je pense qu’il n’avait jamais connu ça non plus.
Pendant le voyage de retour, il dormit sur le sol de notre cabine. Il y avait un seul ennui : il n’aimait pas les provisions de notre panier d’osier. Par contre, l’odeur de compost le rendait fou de faim. Mais impossible d’en avoir une miette : tout était bouclé dans les soutes frigorifiques. Il se mit à dévorer alors les choses les plus impossibles : notre linge de rechange, un extincteur, des livres, nos bagages, des cartes à jouer. Nous étions obligés de faire montre (il a mangé la mienne aussi, à propos) d’une attention constante. Si nous l’avions laissé faire, je crois bien qu’il aurait grignoté la coque, mettant ainsi notre vie en danger.
Il était habitué à l’atmosphère de méthane de Titan. Il ne se plaisait pas dans l’air de la fusée. Natoma avec lui faisait preuve de génie. Elle résolut le problème en lui soufflant de temps en temps de l’insecticide dans les narines. Je ne sais pas comment elle faisait, mais elle savait vraiment s’y prendre avec lui. Sans doute son expérience des guerriers du lac Erié. Le fait est qu’il ne posait pas plus de problèmes qu’un enfant un peu difficile, mais il était doté d’une telle force brutale qu’il fallait quand même faire très attention à lui.
Lorsque nous commençâmes notre approche de la Terre, Natoma donna un cocktail d’adieu en l’honneur des officiers de pont. Elle finit à cette occasion les provisions de notre panier, et se paya même le luxe d’en réchauffer quelques-unes. Vous pensez si c’était un luxe, sur un bâtiment où le moindre allume-gaz était proscrit. Comment fit-elle ? Elle alluma le feu à la manière de ses ancêtres, en faisant tourner une baguette avec une cordelette fixée à un archet jusqu’à ce qu’une étincelle se produise. Des copeaux de plastique servaient d’étoupe, et le carburant était constitué par de gros morceaux de plastique. Le tout contenu dans un récipient en aluminium. Pas bête, la Nato.
Les officiers furent enchantés. Ils avaient tellement apprécié l’attention que deux d’entre eux proposèrent, et tous approuvèrent, de nous aider à sortir du spatioport sans problème par rapport au passeport que mon frère « demeuré » avait bêtement égaré sur Titan. (Et surtout, sans donner l’éveil à l’Extro et à son réseau dont, naturellement, ils n’avaient jamais entendu parler.) Ainsi, nous pourrions rentrer chez nous librement.
Mais quand nous nous posâmes, nous découvrîmes que nous avions un astro-stoppeur avec nous.
À mon âge, on apprend à accepter l’inconnaissable avec grâce. Vous pourriez me demander, dans ce cas, pourquoi tant de difficulté à accepter le Rajah, et tant de facilité à accepter l’auto-stoppeur de l’espace ? Facile. Le Rajah était la réponse à un fait précis, une explication que je n’étais pas encore en mesure d’assumer parce qu’il manquait un élément fondamental. Le vaisseau-stoppeur, lui, avait surgi d’un espace-lieu incognoscible. Ni explications ni motivations n’étaient applicables. C’était un fait que l’on ne pouvait ni nier ni insérer dans l’édifice cosmique. Il fallait l’accepter en tant que Ding an sich, chose en soi.
Impossible de dire quel était son habitat originel. Uranus, Neptune, ou Pluton, que l’on n’avait pas encore visité, encore bien moins exploré en ce qui concernait la faune et la flore indigènes ? La ceinture d’astéroïdes ? Peut-être était-ce le réfugié du halo d’un million de comètes qui gravitaient dans tous les sens et autour du soleil ? Pourquoi pas, également, le produit de quelque contre-univers, expulsé dans notre système par un minuscule Trou Blanc ?
Métabolisme ? Pp d’information. Mon hypothèse, beaucoup plus tard : pourrait se nourrir du spectre électromagnétique, ce qui signifierait que dans l’espace il flotte sur une mer de nourriture. Mode de locomotion ? Pp d’information. Peut-être qu’il se laisse pousser par les vents stellaires dans le vide spatial, ce qui expliquerait qu’il ait dû s’accrocher au cargo en vol : il ne pouvait pas affronter sans aide les vents solaires. Moyen de reproduction ? Pp d’information, point final. Raison d’être ? Aucune créature vivante ne peut répondre à ça. Description ?
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