— Évidemment ! C’est si simple que ça ne m’est pas venu à l’esprit.
— Tu es trop au cœur de tout ça. C’est pour cela que tu as fait appel à nous.
— J’émettrai quelques réserves. La symbiose Extro-Devine est exceptionnelle. Il serait souhaitable de l’étudier.
— Trop dangereux. Nous ne pouvons pas attendre. La situation est critique. Gottenu ! Je sens le souffle du Rajah sur ma nuque.
— Si nous détruisons cette symbiose, elle peut ne plus jamais se reproduire.
— Nous devons faire ce sacrifice si nous voulons survivre.
— Si nous éliminons l’Extro, avons-nous la garantie que cela arrêtera le renégat ?
— Cela l’arrêtera. Pas entièrement, mais dans une très large mesure.
— Comment arrives-tu à cette conclusion ?
— Il a attendu pour nous déclarer la guerre que la liaison Extro-Devine soit établie. Une fois qu’elle sera détruite, il se retrouvera impuissant. Toujours dangereux, mais pas invincible.
— Le Groupe a toujours refusé de tuer.
— Pas de tuer les renégats. C’est un chien enragé qu’il nous faut abattre.
— Uu. J’aimerais seulement savoir pourquoi. Le problème serait peut-être plus facile à résoudre. Voyons maintenant la question suivante : Comment est-ce que j’arrive jusqu’à l’Extro ?
— C’est toi qui t’en occupes ?
— Forcément. J’en fais une affaire personnelle. Comment tuer l’Extro ?
— Incendie. Explosion. Fusion. Coupure d’énergie. Etc.
— Sans qu’il sache qu’il est attaqué ?
— Es-tu certain qu’il le saura ?
— Ce foutu machin avec son fichu réseau est au courant du moindre de nos mouvements.
— À condition que Devine soit là pour faire la liaison.
— Quelle garantie avons-nous qu’il restera terré dans les carrières de sel ?
— Aucune. Nous pourrions essayer de l’enlever.
— Impossible, sans que l’Extro en soit averti. Dès que nous le remonterons à la surface, le réseau sera activé. On ne peut pas le droguer, c’est impossible avec un Homol.
— Tu veux aller trop vite, Guig. Laissons les choses se décanter un peu.
— Imposs. Quand je pense à Fée-7, à Poulos et au massacre des Gringos, je ne peux pas… mais tu as raison. Reprenons calmement. L’Extro sait tout ce que nous faisons, et peut-être même tout ce que nous pensons. Comment faire pour le prendre à revers ?
— Hic-Hæc-Hoc, prononça Sans-Nom.
Mes mâchoires béèrent. Même lui s’en mettait ? Monsieur Néant ? J’étais surclassé même par lui ?
— Il est incapable de penser. Il est incapable de parler. C’est le vide absolu.
— Mais il obéit aux signes. Merci, Sans-Nom. Merci vous tous. Si quelqu’un réussit à localiser Sam Pepys et s’il peut me dire où se trouve Hic, j’irai avec lui et nous essaierons.
J’essayai quand même d’abord le saut dans le temps. H.G. Wells avait raison. Je n’étais qu’un fantôme, invisible et inaudible. Pire, je ressemblais à une projection visophonique à deux dimensions, je me coulais dans les murs et dans les plafonds, je suintais à travers les gens. J’éprouvais de la pitié pour les ectoplasmes. Herb et moi, nous avions choisi avec précision le lieu et le moment où je serais lancé. Je me dématérialisai au JPL et me coulai jusqu’au labo d’astrochimie au moment précis où la foule d’actionnaires affligés se ruait en toussant à travers moi. Véritablement fantastique.
Quand je me laissai filtrer à l’intérieur de la salle, Edison était en train de s’écrier hystériquement :
— Cette idiote t’a apporté de l’acide nitrique fumant. Fumant, tu comprends ? Et les vapeurs ont transformé cette salle en un grand bain d’acide nitrique. Tout est en train d’être rongé.
— Tu l’as vue faire ? Tu as vu l’étiquette ? Pourquoi ne l’as-tu pas arrêtée ?
Le Grand Chef paraissait furieux.
— Mais non, mais non. Simple déduction. Résultante, non pas émergence.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! J’ai tout raté avec les actionnaires !
Soudain, un déclic se fit et il-moi poussa un hurlement. Je n’aimais pas la tête qu’il avait, mais je suppose que personne n’aime sa propre tête.
— Qu’est-ce qu’il y a, Guig ? me demandèrent ceux du Groupe. Tu as mal ?
— Non, bougres d’imbéciles, c’est bien pour ça que je crie ! C’est le triomphe de Grand Guignol. Vous ne voyez pas ? Vous ne saisissez pas ? Pourquoi n’a-t-il pas vu que c’était de l’acide nitrique fumant ? Pourquoi les vapeurs ne l’ont-elles pas étouffé ? Pourquoi n’est-il pas rongé maintenant ? Pourquoi n’a-t-il pas été obligé de s’enfuir avec Fée et les autres ? Réfléchissez bien pendant que je savoure mon triomphe.
Au bout d’un long moment, l’Armateur Grec déclara :
— Je n’avais jamais pris tes tentatives au sérieux, Guig. Je te demande de m’excuser. Il y avait une chance sur un million, aussi j’espère que tu me pardonnes.
— Je te pardonne. Je vous pardonne à tous. Nous avons un nouvel Homme Moléculaire parmi nous. Nous avons un magnifique Homol tout neuf. Tu entends, Pocahontas ?
— Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites.
— Prends une bonne bouffée d’acide nitrique. Paye-t’en une goulée. Tu peux faire ce que tu veux pour célébrer l’occasion. Bienvenue dans le Groupe, Grand Chef.
Et tandis que nous quittions tous le labo pour rejoindre les actionnaires secoués par la toux, il disparut. Cette fois-ci, cependant, le pseudo-moi le suivit pas une porte-iris dérobée et une rampe inclinée qui menait à l’extérieur. Je hurlais, et le spectre disait d’une voix caverneuse :
Chef, c’est moi, Guig. Tu m’entends ? Écoute-moi. Attention. Danger.
Il ne m’entendait pas. Il ne me voyait pas, il ne me sentait pas. Il continua comme si de rien n’était sa fugue de face de poker. Ce fut l’une des expériences les plus frustrantes et les plus exaspérantes de toute mon existence. Je me sentis vraiment soulagé quand la mante religieuse de Herbie Wells me happa pour me ramener. Herb comprit tout de suite en voyant mon expression et haussa les épaules en disant :
— Je t’avais dit que ça foirerait.
Natoma et moi, nous nous mîmes donc en attente pour la fusée en partance pour Saturne VI, qu’on appelait aussi la lune Titan. En attente, parce qu’il s’agissait essentiellement de voyager à la combine. Nous nous soumîmes de bonne grâce à la fouille contre les matériaux inflammables. Titan possède une atmosphère de méthane qui est toxique et explosive quand elle est piquée de fluor. Le méthane est aussi connu sous le nom de gaz des marais, et il est produit par la décomposition de matières organiques.
Les gens qui ne voyagent pas croient que tous les satellites se ressemblent : rocheux, sablonneux, volcaniques. Titan est au contraire une masse de matières organiques solidifiées, qui n’a pas encore fini de faire parler les cosmologistes. Le soleil était-il plus chaud ? Titan était-il une planète intérieure (il est plus gros que la Lune terrestre) arrachée par Jupiter et livrée port payé à Saturne ? A-t-il été ensemencé par des cosmonautes venus de l’espace il y a des temps immémoriaux pour ensuite abandonner écœurés le système solaire ?
J’emmenais Natoma avec moi non pas parce que j’avais besoin d’elle pour Hic-Hæc-Hoc, mais parce qu’on n’atteint pas Saturne en une semaine, disons plutôt un mois, et il y a une limite à tout. L’attente ne fut pas trop ennuyeuse. Nous avions pour nous distraire l’émission de Glace-O-Rama, le sitcom pingouin. Zitzcom vient de s’apercevoir que sa fille, Ritzcom, a accepté l’invitation de Witzcom de passer la nuit avec lui sur un iceberg. Des complications hilarantes surgissent. La nuit antarctique dure trois mois et Zitzcom ignore que c’est la sœur jumelle de Ritzcom, Titzcom, qui a accepté l’invitation sur un coup de tête parce que son galant, Fitzcom, ne l’a pas invitée au slide-in pingouin. Cascades de rires.
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