— Explique-moi.
— Tu as changé. Tu es dur.
— J’ai dit explique-moi.
— J’ai changé, moi aussi. J’ai perdu mon orgueil. Il m’est arrivé tant de choses. C’est un défi, je sais, et je crois que je ne suis pas à la hauteur. Trop de variables et d’inconnues.
— Uu. Tu as l’habitude de penser en droite ligne, et maintenant il te faut réfléchir par petits paquets.
— C’est très perceptif, ça, Guig.
— Tu as peut-être remisé ton orgueil, mais pas ton arrogance. Le fils du Grand Sachem.
— J’appellerais ça plutôt de l’ambition. Et pourquoi pas ? Quand j’étais gosse, mes idoles étaient Galilée, Newton, Einstein, tous les grands découvreurs. Aujourd’hui, c’est moi qui ai fait une découverte. Peux-tu me reprocher de me battre pour elle de toutes mes forces ? As-tu vu mes cryonautes ?
— Je t’ai vu au travail avec l’Extro. C’est ça, ta découverte ?
— Ça fait partie des petits paquets, comme tu dis. Tu as sûrement vu mes cryos. Je te connais, frère.
— Arrête ton charme, avec tes liens de famille. Uu, je les ai vus.
— Alors ?
— Tu veux que je sois franc avec toi ?
— Uu.
— Ils sont beaux. Ils sont fascinants. Ils s’attirent immédiatement l’affection. Ils inspirent instantanément l’horreur.
— Tu ne peux pas imaginer ce qu’ils représentent. Ils communiquent et pensent sur la longueur d’onde alpha. C’est pour cela qu’ils ne peuvent pas parler. Ce sont des élèves brillants. Dans quelques mois, ils auront atteint le niveau universitaire. Ils sont incroyablement doux. Pas une parcelle d’hostilité. Et ils possèdent aussi une qualité remarquable dont je n’avais jamais entendu parler avant – je ne crois pas que le concept même ait jamais existé. Ils sont dotés de valence électronique. Tu sais comment les gens réagissent au temps qu’il fait. Eux réagissent aux zones supérieures du spectre électromagnétique, au-dessus de la zone visuelle. Fais passer un courant dans un fil, et ils sont excités ou déprimés, selon le nombre d’ampères et de watts. Ils sont merveilleux, Guig. Pourquoi parles-tu d’horreur ?
— Parce qu’ils sont d’une autre planète.
— Nous sommes tous d’une autre planète, Guig. Partout et tout le monde.
— Bien parlé. Tu es un astromorphe.
— Alors ?
— Séquoia Edward, nous sommes le Groupe. Nous nous devons amour et loyauté. Uu ?
— Uu.
— Séquoia Edward, nous sommes l’humanité. Nous devons amour et loyauté à tous les hommes. Uu ?
— Uu.
— Edward Séquoia, que fais-tu de tous ceux que tu as tués ?
— Ah ! Tu me touches au cœur. J’ai honte, maintenant.
— Combien ?
— J’ai perdu le compte.
— C’était de l’amour et de la loyauté ?
— Envers le Groupe, oui. Je voulais que tout le monde fasse partie de nous, quel que soit le prix à payer. En outre, j’éprouve de l’amour et de la loyauté envers mes trois cryos. Je veux que tout le monde devienne comme eux.
— Même s’il faut tuer toute l’humanité ? Je suis biomorphe, moi.
— C’est ce fichu Extro, bougonna-t-il. C’est lui, le tueur.
— Tu ne peux pas l’envoyer promener ?
— Guig. Tu sais ce que c’est que la personnalité multiple.
— Uu.
— Je souffre d’un cas de personnalité multi-multiple. J’ai tout le réseau électronique dans ma tête. C’est pour cela que je me cache ici. C’est encore un phénomène remarquable qui mérite d’être étudié, mais pas avant que j’en aie terminé avec mes cryos. J’ai tout mon temps.
— Ainsi, tu es contrôlé par l’Extro :
— Uu. Nn.
— C’est toi qui le contrôles.
— Uu.Nn.
— Tu n’as pas l’esprit clair.
— Quel esprit ? J’en ai des milliers.
— Frère, je t’aime.
— Je t’aime aussi, frère.
— Mais je vais te tuer.
— Caïn et Abel ?
— Prends dans ta main une étoile filante.
— Avec un enfant va chercher la racine de mandragore , reprit-il au vol.
— Dis-moi où sont passées les années d’antan, continuai-je.
— Ou qui a fendu le sabot du Diable.
— Si tu as vu d’étranges choses.
— Tu as sauté un vers, Guig.
— Ça ne fait rien. Continue. Tu verras où je veux en venir.
— Contemplé d’invisibles spectacles.
— Voyagé dix mille jours et nuits.
— Jusqu’à ce que la vieillesse ait floconné ta tête de cheveux blancs.
— Alors, à ton retour, tu me diras.
— Les merveilles étranges qui te sont arrivées…
Cela me suffisait pour prouver ce que je voulais.
— Vois-tu, Grand Chef. Des merveilles étranges sont tombées sur ta tête. Je t’envie, frère. Je voudrais y participer. Le Groupe entier le voudrait, j’en suis sûr. Mais tu as déclenché un massacre. Pp ? Tu prends la relève des vieilles guerres indiennes ?
— Nn. Nn. Nn. Les années d’antan, c’est fini. S’il y a une guerre ? Uu. Uu. Uu. Écoute-moi bien, Guig. Il y a dix mille ans, nous vivions dans un environnement bien précis. Nous n’y puisions que ce dont nous avions besoin. Nous rendions ce que nous ne pouvions pas utiliser. Nous n’étions qu’un seul organisme. L’équilibre était intact. Mais maintenant ? Nous avons détruit, détruit, détruit. Où est le combustible fossile ? Parti en fumée. Les poissons, les animaux ? Disparus. Les arbres, la forêt vierge ? Évanouis. L’humus ? Envolé. Tout, tout est parti. Perdu. Perdu à jamais. Tu cites des vers ? Connais-tu ceci :
Vous avez décroché le firmament, et cependant le ciel n’est pas plus près de votre tête. Vous façonnez de grands actes sans issue tandis que des hommes à demi achevés croient et craignent.
— Nous sommes tous des hommes à demi achevés, Guig. Une espèce ratée qui croit et qui craint et qui ne sait que détruire. Je vais vous remplacer. Tu m’as appelé astromorphe. Tu crois que je désire que le fléau humain pollue les étoiles ? Nous sommes en train d’empoisonner le cosmos à la racine.
— Quand tu parles de remplacer, tu veux dire exterminer.
— Nn. La race déchue sera progressivement remplacée par la nouvelle. La tuerie, c’est l’Extro. C’est monstrueux.
— Et tu ne peux pas le laisser tomber ?
— Comment le pourrais-je ? Il s’est installé en moi pour l’éternité.
— Tu n’en as pas envie, de toute façon.
— Nn, je n’en ai pas envie. L’ennui, c’est que je n’arrive pas encore à le contrôler.
— Je vois. C’est la Bataille des Titans. Mais tu es en état d’infériorité, frère. Seul contre deux.
— Que veux-tu dire ?
— Un autre Titan s’est joint à la bataille, du côté de l’Extro, et ils se servent de toi et de tes facultés de central de liaison. Tu ne pourras jamais les dominer.
— Tu ferais peut-être mieux de me tuer tout de suite, frère, me dit-il avec lassitude.
Qu’est-ce que vous voulez qu’un homme en colère réponde à ça ? Heureusement, à ce moment-là survint une diversion. Un hover bourdonna, arrivant de la direction de G.M., et se posa devant nous. Le Juif glissa à terre. (Hilly ne saute jamais.) Il s’approcha de nous et dit :
— Vous êtes encerclé. Dr Devine, je présume. Je suis Hillel, le Juif. Dites-moi vite si les timbres de la Guyane ont existé, ou si c’était une invention. Tt maladroit, mon cher Devine. Vous devriez consulter le Groupe, quand vous voulez lancer une arnaque. On ne peut pas compter sur un ordinateur.
Je ne sais si ce fut l’apparition inattendue du Juif ou son aplomb qui laissa le Peau-Rouge muet.
— Aha ! du matériel je vois, poursuivit Hilly sur son ton bon enfant. Vous allez nous conduire, et Guig et moi nous vous aiderons à décharger. J’ai hâte de voir ces fameux cryonautes.
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